La guerre européenne, cependant, eut un rôle encore plus important : elle favorisa l’essor occidental. Les études consacrées à l’Europe du temps se plaisent à affirmer que les Lumières et l’âge de la Raison la virent entrer dans la maturité, laquelle remplaça l’absolutisme par les concepts de liberté, de droits et de liberté. Mais c’est bien le goût invétéré du continent pour la violence et le militarisme qui lui avait permis d’occuper le centre du monde après les grandes expéditions des années 1490.
Avant même les découvertes quasi simultanées de Colomb et Vasco de Gama, la compétition avait été intense entre les royaumes d’Europe. Des siècles durant, ce continent s’était distingué par une rivalité interétatique féroce qui débouchait souvent sur des hostilités ouvertes et la guerre. Cet état de choses avait stimulé les progrès de la technologie militaire. On inventait de nouvelles armes, on les lançait et mettait au point après leur essai sur le champ de bataille. La tactique évolua à mesure que les commandants profitaient de leur expérience. Ajoutons qu’on institutionnalisa le concept de violence : depuis longtemps, l’art et la littérature européens célébraient la vie du chevalier et son discernement dans l’usage de la force – c’était un acte d’amour et de foi, mais aussi l’expression de la justice. Les récits des croisades, tissus de noblesse et d’héroïsme, cachant la traîtrise, la perfidie, les serments rompus, avaient pris un tour aussi puissant qu’enivrant.
On glorifiait les combats, la violence et le sang versé pourvu qu’ils fussent justifiés. C’est peut-être l’une des raisons de l’importance de la religion : quelle meilleure justification à la guerre que de dire qu’elle défendait le Tout-Puissant ? D’emblée, la confusion de la religion avec l’expansion territoriale fut soigneusement entretenue : les voiles mêmes de Colomb portaient de grandes croix. Comme y insistaient sans cesse les commentateurs contemporains, s’agissant des Amériques mais aussi à mesure que les Européens commençaient à se répandre en Afrique, en Inde et d’autres régions de l’Asie puis en Australie aussi, tout cela s’inscrivait dans le plan de Dieu : l’Occident devait hériter de la Terre.
De fait, cette caractéristique de l’Europe – plus agressive, plus instable et moins paisible que les autres régions du monde – se mettait à payer. Après tout, c’était ce qui expliquait que les grands bateaux des Espagnols et des Portugais eussent réussi à traverser les océans et relier les continents. Les embarcations traditionnelles, qui avaient vogué sur les mers de l’Inde et de l’Arabie durant des siècles sans presque rien changer à leur conception, ne pouvaient tenir tête aux bateaux occidentaux qui les surpassaient en maniabilité et en puissance de feu. Les améliorations constantes de l’architecture navale, à l’Ouest, en les rendant encore plus rapides, solides et menaçants, creusaient encore le fossé. [1]
Il en allait de même de la technologie militaire. Les armes utilisées par les envahisseurs, aux Amériques, étaient si fiables et précises que de petits nombres de conquistadors furent capables de dominer des populations infiniment plus nombreuses – et des populations qui étaient développées et très civilisées, sauf pour ce qui était des armes… Sur les territoires incas, a écrit Pedro de Cieza de Léon, le droit et l’ordre étaient soigneusement préservés, et l’on prenait grand soin « que la justice soit rendue et que nul ne se risque à commettre un crime ou un vol. » [2] Chaque année, des renseignements étaient recueillis dans tout l’empire inca pour s’assurer du calcul correct des impôts et de leur juste paiement ; les naissances et les décès étaient enregistrés, centralisés et tenus à jour. L’élite avait obligation de travailler la terre elle-même durant un nombre de jours précis chaque année : elle le faisait « pour montrer l’exemple, car tous devaient savoir que nul ne devait être si riche (…) qu’il puisse dédaigner ou offenser les pauvres. » [3]
Tels n’étaient pas les sauvages décrits par les triomphalistes d’Europe ; en réalité, ils semblaient vraiment éclairés en comparaison des sociétés extrêmement compartimentées apparues sur tout le continent européen, où le fossé séparant les puissants et les forts était encore étayé par une transmission aristocratique protégeant la position sociale des puissants. Les Européens avaient pu croire qu’ils découvraient des sociétés primitives et que cela justifiait qu’ils les dominent, mais c’est bien le perfectionnement constant de leurs armes, de leur polémologie et de leur tactique qui jeta les bases du succès occidental.
L’une des raisons expliquant cette domination sur l’Afrique, l’Asie et les Amériques réside dans les siècles de pratique qu’avait l’Europe d’une technique de fortifications quasi imprenables. Ériger des châteaux-forts avait été l’occupation habituelle de la société européenne depuis le Moyen Âge, qui avait constellé le continent de milliers de places fortes spectaculaires. Elles avaient bien sûr pour mission de résister à des assauts massifs et déterminés ; leur nombre extraordinaire illustre la crainte et la régularité de ces attaques. Il en résulte que les Européens étaient les maîtres du monde dans la construction des forteresses comme dans leur prise. On est frappé de voir combien l’insistance des nouveaux-venus à bâtir des places imposantes, sécurisées de l’intérieur, étonnait les autochtones. Aucun autre marchand n’a construit de fort dans le passé, note le nawab du Bengale dans les années 1700 : pourquoi diable les Européens y tenaient-ils tellement ? [4]
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Ce n’est pas que les autres sociétés fussent dépourvues d’agressivité. Maints exemples l’illustreraient sur les autres continents, toute conquête pouvait causer mort et souffrance à large échelle. Mais aux phases d’expansion féroce à travers l’Asie et l’Afrique du nord, comme dans les extraordinaires premières décennies de la diffusion de l’islam ou pendant les conquêtes mongoles, avaient succédé de longues périodes de stabilité, de paix et de prospérité. La fréquence et le rythme de la guerre différaient, en Europe, des autres régions du monde : un conflit n’y était plus tôt réglé qu’un autre éclatait. La compétition y était brutale et sans répit. En ce sens, des ouvrages originaux et féconds comme le Leviathan de Hobbes permettent de comprendre la racine et l’essence de l’essor occidental. Seul un penseur européen pouvait considérer que l’état naturel de l’homme était d’habiter une violence permanente ; et seul un Européen pouvait avoir raison de le penser. [5]
Les Routes de la Soie, Bruxelles, 2017, pp. 314-6, 317-8
[1] G. Scammell, ‘After da Gama : Europe and Asia since 1498’, Modern Asian Studies 34.3 (2000), 516.
[2] Pedro de Cieza de Léon, The Incas of Pedro de Cieza de Léon, tr. H de Onis, 1959, 52, p. 171.
[3] Ibid., 55, 177-8.
[4] S. Hill (éd.), Bengal in 1756–7 : A Selection of Public and Private Papers Dealing with the Affairs of the British in Bengal during the Reign of Siraj-uddaula, 3 vols, Londres, 1905, 1, 3–5.
[5] T. Hobbes, Leviathan, éd. N. Malcolm, Oxford, 2012.