Guillaume Villeneuve, traducteur
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Regards d’artistes sur deux modernités

dimanche 21 février 2016, par Guillaume Villeneuve


Dans la peinture de la « civilisation parisienne » se présentant aux yeux de Louis Lambert se découvre celle d’un monde en ruines. La mort et la désintégration que percevait Balzac ont désormais atteint leur maximum. Aujourd’hui, chaque grande métropole empeste jusqu’au ciel et c’est de cette mort du monde que l’artiste est obligé de tirer son inspiration. Je donne l’essentiel de sa lamentation en style télégraphique...

« Je n’y vois aucun homme aimer ce que j’aime (…) s’étonner de ce qui m’étonne. Forcé de me replier sur moi-même, je me creuse et je souffre (…) Ici le point de départ de tout est l’argent. Il faut de l’argent, même pour se passer d’argent (…) La misère ne m’effraie pas. Si l’on n’emprisonnait, si l’on ne flétrissait, si l’on ne méprisait point les mendiants, je mendierais pour pouvoir résoudre à mon aise les problèmes qui m’occupent (…) Ici, tout décourage le vol en ligne droite d’un esprit qui tend à l’avenir. Je ne me craindrais pas dans une grotte au désert, et je me crains ici. (…) ici, l’homme éprouve une foule de besoins qui le rapetissent. Quand vous êtes sorti rêveur, préoccupé, la voix du pauvre vous rappelle au milieu de ce monde de faim et de soif, en vous demandant l’aumône. Il faut de l’argent pour se promener. Les organes, incessamment fatigués par des riens, ne se reposent jamais. La nerveuse disposition du poète est ici sans cesse ébranlée, et ce qui doit faire sa gloire devient son tourment ; son imagination y est sa plus cruelle ennemie. (…) les vices, le crime lui-même trouvent un asile et des soins ; tandis que le monde est impitoyable pour l’inventeur, pour tout homme qui médite. Ici, tout doit avoir un résultat immédiat, réel. (…) L’État pourrait solder le talent, comme il solde la baïonnette ; mais il tremble d’être trompé par l’homme d’intelligence, comme si l’on pouvait longtemps contrefaire le génie. (…) Vous entendez au Muséum un professeur prouvant que celui de la rue Saint-Jacques vous a dit d’absurdes niaiseries (…) Un professeur de philosophie devient illustre en expliquant comment Platon est Platon (…) les professeurs sont chargés de faire des sots. Comment expliquer autrement un professorat sans méthode, sans une idée d’avenir ? (…) Ce laisser-aller, cette incertitude existe en politique comme en science. (…) La politique actuelle oppose les unes aux autres les forces humaines pour les neutraliser, au lieu de les combiner pour les faire agir dans un but quelconque. (…) je ne vois aucune fixité dans la politique, et son agitation constante n’a procuré nul progrès. (…) Les arts qui procèdent immédiatement de l’individu, les productions du génie ou de la main ont peu gagné (…) l’homme est le même : la force est toujours son unique loi, le succès sa seule sagesse (…) Aucune théorie politique n’a vécu. Les gouvernements passent comme les hommes, sans se transmettre aucun enseignement, et nul système n’engendre un système plus parfait que celui du système précédent. (…) Les moyens manquent pour l’attaque comme pour la résistance. Vienne une invasion, le peuple est écrasé, il a perdu ses grands ressorts, il a perdu ses chefs. (…) L’homme qui verrait à deux siècles de distance mourrait sur la place publique (...) »

Et comparons maintenant ces amères réflexions sur l’état de la France au début du XIXe siècle avec un autre tableau de déclin et de corruption tel qu’il apparaissait à un citoyen du prétendu Nouveau Monde. Il s’agit d’une citation de Walt Whitman dans Democratic Vistas (1870) écrit peu après la victoire du Nord dans la guerre de Sécession…

« Il n’y a peut-être jamais eu plus de sécheresse de cœur qu’à présent, et ici aux États-Unis. La foi sincère semble nous avoir quittés. On ne croit plus honnêtement aux principes fondateurs des États-Unis… pas plus qu’on ne croit en l’humanité elle-même… Le spectacle est consternant. Nous vivons dans une atmosphère d’hypocrisie en tous lieux. La dépravation des classes affairistes de notre pays n’est pas moindre qu’on l’a supposé, mais infiniment pire. Les services officiels d’Amérique, nationaux, étatiques et municipaux, dans toutes les branches et départements, sauf le judiciaire, sont saturés de corruption, de brigue, de fausseté, d’abus administratifs ; et le pouvoir judiciaire est vicié. Les grandes villes puent le vol et la gredinerie, qu’ils soient respectables ou pas… Le serpent du magicien, dans la fable, mangeait tous les autres serpents ; faire de l’argent, tel est notre serpent de magicien, qui demeure aujourd’hui maître du terrain… Je déclare que notre démocratie du Nouveau Monde, quelle que soit sa réussite pour avoir tiré les masses de leurs bauges, en développement matériel, en biens manufacturés, dans une certaine intellectualité superficielle, populaire et très trompeuse, est jusqu’ici un échec presque total au plan des aspects sociaux, des résultats vraiment nobles en religion, morale, littérature et esthétique… C’est vainement que nous avons annexé le Texas, la Californie, l’Alaska et que nous tendons la main vers le nord et le Canada, ou vers le sud et Cuba. Tout se passe comme si nous étions en quelque sorte dotés d’un vaste corps, de plus en plus complet, mais sans avoir d’âme, ou quasiment… Quand on en vient à la seule chose vraiment importante, les Personnes, en examinant attentivement, nous interrogeons, nous demandons ’ y-a-t-il, en vérité, des hommes dignes de ce nom ?’ ...Y-a-t-il des arts dignes de la liberté et d’un peuple riche ? Y-a-t-il une grande civilisation, morale et religieuse - seule justification d’une grande civilisation matérielle ? Avouez qu’à des yeux sévères, qui recourent au microscope moral pour considérer l’humanité, c’est une sorte de Sahara sec et plat qui apparaît, avec ces villes, encombrées de mesquins grotesques, de malformations, de fantômes qui font des cabrioles insensées. Avouez que partout, boutiques, rues, églises, théâtres, bars, sièges officiels, ce sont la désinvolture, la vulgarité, la fourberie, l’infidélité qui triomphent – partout une jeunesse malingre, impudente, écervelée, prématurément mûre - partout une sensualité anormale, des formes malsaines, masculines, féminines, peintes, rembourrées, teintes, enchignonnées, des complexions boueuses, un mauvais sang, l’aptitude à une bonne maternité décroissante ou morte, des notions superficielles de la beauté, avec un registre de manières, ou plutôt un manque de manières (considérant les avantages dont on jouit) probablement les plus vils du monde. »

Voilà donc deux diagnostics de la société moderne posés par des hommes de vision et d’intégrité.

Extrait de « Balzac et son double », in La Sagesse du cœur, Paris. 2016.


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