Guillaume Villeneuve, traducteur
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Post-scriptum

jeudi 29 mai 2014, par Guillaume Villeneuve


6 mai 2012

Alors que je relisais les épreuves de ce livre, Sabri Garaib est mort à l’âge de soixante-treize ans. La toute première déclaration écrite sous serment que j’aie recueillie pour Al Haq, l’organisation de défense des droits de l’homme que j’avais contribué à créer, était celle de Sabri, en 1982. Je me rappelle m’être assis sur le perron de sa maison, dans le village de Beit Ijza, à regarder le jardin et l’ondulation des collines basses plantées de blé et d’orge qui s’étendaient de tous côtés. La totalité de ses quarante-cinq hectares, me dit-il, était menacée d’expropriation par la nouvelle colonie juive de Givon Hahadasha. Au cours des nombreuses années qui suivirent et jusqu’à sa mort le 18 avril, Sabri a dû lutter sans relâche contre les colons pour garder ses terres. Il saisissait la Commission de recours militaire pour s’opposer aux réclamations contestant sa propriété. Il en appelait à la Haute Cour israélienne, en utilisant tous les recours disponibles. Il fut maintes fois emprisonné pour avoir combattu les colons qui essayaient de l’empêcher de cultiver ses terres ou parce qu’il enlevait les clôtures qu’ils avaient posées. Mais la colonie ne cessait de grandir tout autour de sa maison, en grignotant ses terres hectare par hectare.

Le coin avait tant changé, la route du village de Sabri était devenue si compliquée, bien qu’il ne soit qu’à 8 kilomètres au sud de Ramallah que je n’étais pas sûr de m’y retrouver. J’ai donc demandé à Shawan, l’actuel directeur d’Al Haq, de m’accompagner parce qu’il s’était rendu récemment à Beit Ijza. Nous avons parcouru de nouvelles routes dans un paysage transformé. Quand nous avons atteint sa maison en fin d’après-midi, le spectacle m’a consterné. La maison était cernée sur trois côtés avec rien que quelques mètres d’espace laissés à un jardin le long d’une gigantesque clôture en fer. Pour arriver à la porte d’entrée, j’ai dû franchir un portail métallique actionné par le camp militaire voisin puis suivre un étroit passage bordé de davantage de clôture d’acier. Deux caméras installées par l’armée enregistrent tous les mouvements. La famille de Sabri vivait pour ainsi dire dans la colonie juive de Givon Hahadasha, sans qu’il y eût la moindre relation de voisinage entre elle et les colons.

Tandis que nous étions assis sur le perron, avec les fils de Sabri et d’autres personnes venues comme moi rendre les derniers hommages au défunt, j’ai vu un colon promener son chien dans l’espace entourant sa maison, totalement inconscient de ce qui se passait sous le toit de son voisin.

Sabri n’était pas homme à exprimer des opinions politiques. Il tenait ses terres de son père et, fils unique, était décidé à les transmettre à ses dix fils. C’est ce qui l’avait enhardi, rendu si redoutable que je craignais souvent ses visites. Homme courtaud, trapu, aux yeux sombres et perçants, il s‘imposait dans mon bureau, de même que dans n’importe quel bureau de fonctionnaire israélien et plus tard du gouvernement palestinien, en se présentant ainsi :

- Je m’appelle Sabri et voici ce qu’il me faut.

En nous éloignant de sa maison, en voyant comment les colonies ont entièrement transformé le paysage alentour, et créé une nouvelle géographie dans une région que je connaissais pourtant si bien, j’ai compris que la mort de Sabri marque la fin d’une époque, celle où l’on pouvait croire que le droit sauverait les terres palestiniennes des colons juifs. Sur la route de Ramallah, à travers des tunnels creusés sous les voies express reliant les colonies à Israël, j’ai malgré tout pensé que si l’occupant a pu gagner la bataille de sa colonisation de la Cisjordanie, il a perdu la guerre de l’entente avec ses voisins les plus proches, les Palestiniens.

Extrait de Journaux d’occupation, Paris 2016.


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