Guillaume Villeneuve, traducteur
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Le Journal d’Ève

samedi 3 novembre 2007, par Guillaume Villeneuve


( Traduit de l’original )

Samedi

J’ai presque un jour, aujourd’hui. Je suis arrivée hier. C’est du moins ce qui me semble. Et ce doit être le cas, parce que s’il y a eu un jour-avant-hier je n’étais pas là quand il s’est levé ou alors je m’en souviendrais. Il se peut, bien sûr, qu’il soit arrivé et que je ne l’aie pas remarqué. Bon ! je serai très attentive, maintenant, et s’il y a un jour-avant-hier j’en prendrai note. Il vaut mieux commencer du bon pied et ne pas se tromper dans le décompte car mon petit doigt me dit que ces détails risquent d’être importants pour l’historien, un de ces jours. Je me sens comme une expérience, exactement comme une expérience ; personne ne pourrait se sentir plus expérimental que moi et voilà pourquoi je me persuade que c’est ce que je suis : une expérience ; juste une expérience, rien d’autre.

Et si je suis une expérience, suis-je toute l’expérience ? Non, je ne crois pas ; je pense que le reste en fait partie. J’en suis la partie principale, mais je pense que le reste y joue un rôle. Ma situation est-elle assurée ou bien dois-je y faire attention, en prendre soin ? Mon instinct me dit qu’une vigilance éternelle est le prix de ma suprématie. ( Jolie phrase pour un être aussi jeune que moi ).

Tout paraît mieux que ça ne l’était hier. Dans la précipitation de l’achèvement on avait laissé les montagnes déchiquetées et quelques plaines si encombrées d’ordures et de débris que leur aspect était fort inquiétant. La hâte ne va pas aux belles et nobles œuvres d’art ; or ce monde neuf et majestueux est assurément un ouvrage très noble et beau. Et il est sûrement très proche de la perfection, malgré la rapidité de sa réalisation. On compte trop d’étoiles à certains endroits et pas assez à d’autres, mais on va sans doute y remédier un de ces jours. La lune s’est détachée hier soir, elle a glissé, est sortie du cadre - c’est une très grave perte ; j’en ai le coeur brisé rien que d’y penser. Il n’y a pas d’autre ornement ni de décoration qui lui soient comparables pour la beauté et le lustre. On aurait dû mieux l’accrocher. Si seulement on pouvait la récupérer ...

Mais il va de soi qu’on ne sait pas où elle est passée. En plus, celui qui la trouvera la cachera ; je le sais parce que c’est ce que je ferais moi-même. Je crois pouvoir être honnête en général, mais j’ai déjà commencé à comprendre que le noyau et le centre de ma nature est un amour du beau, une passion pour le beau, et qu’il ne serait pas prudent de me confier une lune qui appartiendrait à quelqu’un d’autre si ce quelqu’un ignorait que je l’avais. Je pourrais rendre une lune que j’aurais trouvée en plein jour parce que je craindrais d’avoir été vue ; mais si je la trouvais dans le noir, je suis sûre que j’inventerais une excuse pour n’en rien dire. Car j’aime vraiment les lunes ; elles sont si jolies et si romantiques. J’aimerais qu’on en ait cinq ou six ; je n’irais jamais me coucher ; je ne me lasserais pas de rester sur le talus de mousse à les regarder.

Les étoiles sont bien, elles aussi. J’aimerais m’en procurer pour les mettre dans mes cheveux. Mais je suppose que je ne pourrais jamais. Vous seriez surpris de voir comme elles sont loin car elles ne le paraissent pas. Lorsqu’elles se sont montrées pour la première fois, la nuit dernière, j’ai essayé d’en faire tomber avec une gaffe, mais sans rien atteindre, ce qui m’a stupéfiée ; ensuite, j’ai envoyé des mottes de terre jusqu’à être fourbue, mais n’en ai pas touché une. Sans doute, c’est parce que je suis gauchère et ne sais pas bien tirer. Même quand je visais celle que je ne voulais pas, je n’arrivais pas à toucher celle d’en-dessous, bien que j’aie manqué certains coups de très peu car j’ai vu le noir de la motte de gazon filer en plein milieu des amas dorés une bonne quarantaine de fois, en les manquant à peine ! Si seulement j’avais pu tenir un peu plus longtemps j’en aurais peut-être décroché une.

Alors j’ai pleuré un peu, ce qui était naturel, j’imagine, pour quelqu’un de mon âge puis, après un petit somme, je me suis dirigée vers un endroit très proche de l’horizon où les étoiles étaient au ras du sol et à portée de la main, ce qui serait préférable de toute façon, parce que je pourrais les cueillir tendrement, sans les casser. Mais c’était plus loin que je ne pensais et j’ai dû renoncer, finalement ; j’étais si fatiguée que je ne pouvais plus mettre un pied devant l’autre ; en plus, ils étaient endoloris et me faisaient beaucoup souffrir.

Je ne pouvais rentrer à la maison ; c’était trop long et il se mettait à faire froid ; alors j’ai trouvé quelques tigres et me suis blottie parmi eux et j’étais merveilleusement bien, et leur souffle était doux et parfumé, parce qu’ils se nourrissent de fraises. Je n’avais jamais vu un tigre de ma vie, mais je les ai reconnus tout de suite, à leurs rayures. Si je pouvais me procurer une de leurs peaux, quelle jolie robe j’en tirerais !

Aujourd’hui j’apprécie mieux les distances. J’étais si désireuse de m’emparer de toutes les belles choses, au tout début, que je tendais la main vers elle en risquant de perdre l’équilibre quand elles étaient trop loin ou parfois quand elles n’étaient qu’à six pouces de moi, mais paraissaient à un pied avec, malheureusement, des épines dans l’intervalle ! J’ai appris ma leçon ; et j’ai inventé cet axiome, à moi toute seule : mon tout premier axiome : L’Expérience écorchée fuit l’épine. Je pense qu’il est excellent pour quelqu’un d’aussi jeune.

J’ai suivi l’autre Expérience, hier après-midi, à distance, pour voir à quoi ça pouvait servir, si possible. Mais je n’ai pas réussi à le comprendre. Je pense que c’est un homme. Je n’avais jamais vu d’homme, mais ça y ressemblait et je suis sûre que c’est ce que c’est. Je m’aperçois que j’en suis plus curieuse que des autres reptiles. Si c’est un reptile ! et je le suppose car cela a des cheveux sales, des yeux bleus et ressemble à un reptile. Cela n’a pas de hanches ; c’est effilé comme une carotte ; debout, cela écarte les jambes comme un derrick ; aussi je pense que c’est un reptile, bien que cela puisse être de l’architecture, également.

J’en ai eu peur, pour commencer, et je me mettais à courir à chaque fois que ça tournait la tête parce que je pensais que cela allait me chasser ; mais peu à peu, je me suis rendue compte que cela cherchait seulement à s’enfuir de son côté, de sorte que je n’ai plus été timide, mais que je l’ai suivi à la trace, pendant plusieurs heures, à vingt mètres derrière, ce qui le rendait nerveux et mal à l’aise. Pour finir, fort contrarié, c’est monté dans un arbre. J’ai attendu un bon moment puis j’en ai eu assez et suis rentrée à la maison.

Aujourd’hui, même scénario : je l’ai fait regrimper sur son arbre.

Dimanche

C’est encore là-haut. A se reposer, semble-t-il. Mais il s’agit d’un subterfuge : dimanche n’est pas le jour du repos ; on a créé le samedi pour ça. Ça me regarde comme une créature plus intéressée par le repos que n’importe quoi d’autre. Je serais fatiguée de me reposer autant. Je suis fatiguée rien que de rester assise à regarder l’arbre. Je me demande à quoi ça sert ; je ne vois pas que ça fasse jamais rien.

Ils ont renvoyé la lune la nuit dernière et j’étais si heureuse ! Je trouve le geste très honnête de leur part. Elle a glissé et elle est retombée de nouveau, mais je ne m’en suis plus inquiétée ; il n’y a pas lieu de se tourmenter quand on a de si bons voisins ; ils la rapporteront. J’aimerais pouvoir leur montrer ma reconnaissance. Si je pouvais leur envoyer quelques étoiles car nous en avons à ne savoir qu’en faire ! Je veux dire moi, pas nous, car je vois bien que le reptile se moque bien de ce genre de choses.

Il n’est pas gentil et a des goûts vulgaires. Quand je suis allée là-bas hier soir au crépuscule, ça s’était glissé à terre et s’efforçait d’attraper les petits poissons tachetés qui jouent dans l’étang : j’ai dû lui envoyer une motte de terre pour que ça se dépêche de remonter sur son arbre et laisse les poissons tranquilles. Je me demande si ça sert à ce genre de choses ? Ça n’a donc pas de coeur ? Ça n’a donc pas de compassion pour les petites créatures ? Se peut-il que cela ait été conçu et construit pour une activité si cruelle ? On le dirait bien. L’une des mottes l’a atteint à l’oreille et ça a parlé. J’en ai été toute excitée car c’était la première fois que j’entendais parler, mis à part moi. Je n’ai pas compris les paroles, qui avaient l’air expressives.

Quand j’ai découvert que ce reptile pouvait parler, j’ai ressenti un regain d’intérêt pour lui car j’adore parler ; je parle toute la journée, et dans mon sommeil aussi et je suis très intéressante mais si j’avais quelqu’un à qui parler, je serais deux fois plus intéressante et ne m’arrêterais jamais, si ça me chantait.

Si ce reptile est un homme, ce n’est pas un ça, n’est-ce pas ? L’appeler ainsi est un solécisme, non ? Je pense que ça doit être un il. Je le pense. Dans ces conditions, on peut décliner ainsi : nominatif il ; accusatif le ; possessif sien. Eh bien, je vais le prendre pour un homme et appeler ça il à moins que ça ne s’avère être autre chose. Ce sera plus commode que toutes ces incertitudes.

Dimanche de la semaine suivante

Toute la semaine, je l’ai filé en tâchant de faire connaissance. Je devais faire la conversation parce qu’il est timide, mais ça ne me gênait pas. Il semblait content de m’avoir dans les parages et j’ai abondamment employé un "nous" sociable parce que cela semblait le flatter d’être associé à ma modeste personne.

Mercredi

Nous nous entendons de mieux en mieux, à présent et apprenons à nous connaître. Il n’essaie plus de m’éviter, ce qui est bon signe, et montre qu’il aime m’avoir près de lui. Cela me ravit et je m’efforce de lui être utile de toutes les façons possibles pour décupler son estime. Pendant ces deux derniers jours, je l’ai libéré de la tâche consistant à nommer les choses, ce qui l’a beaucoup soulagé car il n’est pas très doué pour cela et il m’en est évidemment reconnaissant. Trouver un nom rationnel est pour lui un effort insurmontable, mais je veille à ne pas lui montrer que j’ai conscience de sa déficience. A chaque fois qu’une nouvelle créature s’approche, je la baptise avant qu’il ait le temps de se trahir par un silence gêné. Je lui ai épargné bien des embarras de cette façon. Je n’ai pas son défaut. Dés la première seconde où je pose les yeux sur un animal, je sais son nom. Je n’ai nul besoin de réfléchir ; le substantif approprié jaillit instantanément comme par génération spontanée ; et c’est sans doute cela car je suis bien certaine que je ne le possédais pas une demi-minute plus tôt. Il semble que la forme de la créature et son comportement suffisent à l’identifier.

Ainsi, quand le dodo s’est présenté, j’ai vu qu’il le prenait pour un chat sauvage - je l’ai lu dans ses yeux. Mais je lui ai évité une gaffe. Et j’ai veillé à le faire d’une manière qui ménageât sa susceptibilité. Je me suis contentée de m’exprimer, sur le ton naturel de la surprise ravie, et certes pas comme si je songeais à donner une information ; " Mais comment donc, voici notre cher dodo !" et j’ai expliqué - sans paraître le faire - pourquoi je savais qu’il s’agissait du dodo et même s’il fut un peu vexé que je connusse l’animal et lui non il était clair qu’il m’admirait. Instant très agréable auquel j’ai pensé à plus d’une reprise avec satisfaction avant de m’endormir. C’est inouï combien une petite chose suffit à notre bonheur quand nous estimons la mériter !

Jeudi

Mon premier chagrin. Hier il m’a évitée et semblait souhaiter que je ne lui parle pas. Je ne pouvais en croire mes yeux, ai supposé quelque malentendu car j’aimais être avec lui, aimais l’entendre parler, alors comment pouvait-il me montrer de la méchanceté puisque je n’avais rien fait ? Devant sa volonté décidément arrêtée, je suis allée m’asseoir toute seule à l’endroit où je l’ai vu pour la première fois le matin de notre création, où j’ignorais qui il était et m’en moquais ; mais à présent, l’endroit était lugubre, chaque chose l’évoquait et mon coeur était douloureux. Je ne savais pas très bien pourquoi car l’impression était toute neuve ; je ne l’avais jamais expérimentée et elle était mystérieuse, indéfinissable.

Quand vint la nuit, je n’ai pu supporter l’isolement et me suis rendue dans le nouvel abri qu’il a construit pour lui demander ce que j’avais fait de mal, comment le réparer, retrouver sa gentillesse ; pour toute réponse, il m’a mise à la porte sous la pluie : tel fut mon premier chagrin.

Dimanche

Tout va bien, de nouveau, et je suis heureuse ; mais ce fut une période pénible ; j’y pense le moins possible.

J’ai essayé de lui obtenir certaines de ces pommes, mais je n’arrive pas à apprendre à tirer droit. Je les ai ratées, pourtant je pense que la bonne intention lui plaît. Elles sont interdites - il prétend que je vais m’attirer des ennuis ; et si j’ai des ennuis parce que je veux lui plaire, quelle importance ?

Lundi

Ce matin, je lui ai appris mon nom, en croyant l’intéresser. Hélas, il s’en moque. C’est bizarre. S’il me disait son nom, j’y prêterai attention. Je pense qu’il me serait plus agréable que tout autre son.

Il parle très peu. C’est peut-être parce qu’il n’est pas malin, qu’il a un complexe et souhaite le cacher. Quel dommage qu’il éprouve cette impression car être malin ça ne compte pas ; la valeur vient du coeur. J’aimerais pouvoir lui faire comprendre qu’un coeur bon et aimant c’est une richesse, une assez grande richesse et que sans lui l’intelligence est indigence.

S’il parle très peu, il possède pourtant un vocabulaire tout à fait considérable. Ce matin, il a employé un mot étonnamment bon. A l’évidence, il en a lui-même perçu l’excellence car il l’a employé à deux reprises par la suite, négligemment. Cette négligence n’était pas authentique, mais elle traduisait une certaine sensibilité. Il n’y a pas de doute qu’il y a là une graine à faire germer et à cultiver.

Où a-t-il déniché ce mot ? Je ne crois pas l’avoir jamais employé.

Non, il a ignoré mon nom. J’ai tenté de cacher ma déception, mais je crains d’avoir échoué. Je me suis écartée et me suis assise sur la mousse pour tremper les pieds dans l’eau. C’est mon refuge quand j’ai soif de compagnie, d’un être à regarder, auquel parler. Cela ne suffit pas - ce beau corps blanc peint sur la mare - mais c’est déjà quelque chose, et quelque chose vaut mieux qu’une complète solitude. Elle parle quand je parle ; elle est triste quand je suis triste ; elle me réconforte avec sa compassion ; elle me dit " Ne sois pas accablée, pauvre fille sans amie ; je serai ta compagne. " Elle est vraiment une compagne, et la seule ; c’est ma soeur.

Quant à la première fois où elle m’a manqué ! Ah, je ne l’oublierai jamais - jamais. Mon coeur s’était mué en plomb ! Je disais : " Elle était tout ce que j’avais et voici qu’elle est partie !" Dans mon désespoir, je m’écriai : " Brise-toi mon coeur ; je ne puis supporter davantage de vivre ! " et me cachai le visage dans mes mains sans trouver de consolation. Et puis, lorsque je les ôtées, au bout d’un moment, elle était de nouveau là, blanche, brillante et belle : je me jetai dans ses bras !

Ce fut un bonheur total ; j’avais déjà connu le bonheur, mais rien de comparable à cette extase. Je n’ai plus douté d’elle par la suite. Parfois, elle restait à l’écart - peut-étre une heure, peut-être tout le jour, mais j’attendais sans douter ; je me disais : " Elle est occupée, elle est partie en voyage - elle reviendra ". Et c’est ce qui se passait ; elle revenait toujours. Elle ne se montrait pas la nuit s’il faisait sombre car elle est craintive ; mais si c’était une nuit de pleine lune, on la voyait. Moi, je n’ai pas peur du noir, mais elle est plus jeune que moi ; elle est née aprés moi. Innombrables les visites que je lui ai rendues ; elle est ma consolation et mon refuge quand la vie devient difficile - et , pour l’essentiel, n’est-elle pas difficile ?

Mardi

Toute la matinée, j’ai travaillé à améliorer le domaine ; et je me suis tenue éloignée de lui exprès dans l’espoir qu’il se sentirait solitaire et qu’il viendrait à moi. Mais il n’est pas venu.

A midi, j’ai cessé mon travail de la journée et j’ai pris ma récréation en jouant de-ci de-là avec les abeilles et les papillons, m’ébaudissant avec les fleurs, ces belles créations qui saisissent le sourire de Dieu dans le ciel et le conservent ! Je les ai cueillies, en ai tressé des couronnes et des guirlandes et m’en suis vêtue tout en mangeant mon déjeuner - des pommes, bien sûr ; puis, assise à l’ombre, j’ai souhaité et attendu. Mais il n’est pas venu.

Peu importe. Rien n’en serait ressorti car il n’aime pas les fleurs. Il n’y voit que pacotille et n’arrive pas à les distinguer les unes des autres ; il trouve son attitude très supérieure. Il ne se soucie pas de moi, il ne se soucie pas des fleurs, il ne se soucie pas du ciel criard au crépuscule - y a-t-il quelque chose dont il se soucie, sinon construire des cases où se claquemurer à l’abri d’une bonne pluie pure, sinon frapper les melons, échantillonner les raisins, palper les fruits sur leurs arbres, voir comment ces propriétés se développent ?

J’ai posé un bâton sec sur le sol et essayé, en guise d’expérience, d’y percer un trou avec un autre et tout à coup j’ai eu une peur terrible. Une vapeur mince, transparente et bleuâtre est sortie du trou si bien que j’ai tout fait tomber et me suis enfuie ! J’ai cru que c’était un esprit - j’ai été si effrayée ! Mais quand je me suis retournée rien ne suivait ; adossée à un rocher, j’ai retrouvé mon calme et j’ai repris haleine, attendu que mes membres tremblants redeviennent fermes ; puis je suis revenue prudemment sur mes pas, l’attention en alerte, prudente, prête à décamper s’il le fallait ; une fois à proximité, j’ai écarté les branches d’un buisson de roses et glissé un œil - en regrettant que l’homme ne soit pas là : j’étais si jolie et rusée - mais la vapeur avait disparu. Il y avait une pincée de délicate poudre rose dans le trou. J’y ai posé le doigt, pour la tâter et ouille ! l’ai retiré aussitôt. C’était une douleur vive. J’ai porté le doigt à la bouche ; danser d’un pied sur l’autre et grogner m’a vite soulagée ; toute intriguée, j’ai commencé à regarder.

J’étais curieuse de savoir ce qu’était cette poussière rose. Brusquement, son nom m’est venu même si je ne l’avais jamais entendu avant. Il s’agissait du feu ! J’en étais aussi certaine qu’on peut l’être de n’importe quoi au monde. Sans hésitation, je lui ai donné ce nom : le feu.

J’avais créé quelque chose qui n’existait pas encore ; j’avais ajouté une nouvelle donnée aux innombrables propriétés de l’univers ; consciente de ce fait, fière de ma découverte, j’allais courir la lui annoncer, ce qui m’aurait élévée dans son estime - mais reflexion faite, je ne bougeai pas. Non, il ne s’en soucierait pas. Il me demanderait à quoi cela servirait et que pourrais-je répondre ? car cela n’était bon à rien, mais beau, seulement beau.

Poussant un gros soupir, je suis restée où j’étais. Car cela n’était bon à rien, ne pouvait construire une hutte, améliorer les melons, hâter une récolte fruitière ; c’était inutile, une vaine bêtise ; il mépriserait l’invention, aurait des mots tranchants. A mes yeux, elle n’a rien de méprisable. J’ai dit " Oh feu, je t’aime, toi, exquise créature rose, car tu es beau - et cela me suffit !" et j’allais le serrer sur mon sein. Mais je me suis retenue. Alors, je tirai une autre maxime de ma cervelle, bien qu’elle ressemble tant à la première que j’ai craint le plagiat : L’Expérience brûlée craint le feu.

Je me suis remise au travail ; lorsque j’ai eu fait une bonne quantité de braises de feu, je les ai versées dans un cornet d’herbes brunes et sèches, avec l’intention de les rapporter à la maison, de les garder et de jouer ; mais le vent est arrivé, elles se sont soulevées et ruées sauvagement sur moi si bien que je les ai laissées tomber et me suis enfuie. Quand je me suis retournée, l’esprit bleu se dressait de plus en plus haut, s’étirait et se gonflait comme un nuage et j’ai tout de suite trouvé son nom : la fumée ! bien que sur ma foi, je n’eusse jamais entendu parler de fumée auparavant.

Bientôt, des lueurs vives, jaunes et rouges, ont percé cette fumée que j’ai baptisées sur le champ : des flammes et j’avais raison, du reste, même si c’était les toutes premières flammes qui eussent paru dans l’univers. Elles ont grimpé aux arbres, brillé splendides de part et d’autre de la grosse masse toujours croissante de fumée et j’ai dû battre des mains, rire et danser de joie : c’était si neuf, étrange, si merveilleux et beau !

Il a surgi au pas de course, s’est arrêté, a regardé, sans dire un mot pendant plusieurs minutes. Puis il m’a demandé ce que c’était. Ah, c’était trop affreux qu’il me pose une question si directe. J’ai dû y répondre, naturellement, et je l’ai fait. J’ai déclaré que c’était le feu. Si ça l’ennuyait que je sache et qu’il doive m’interroger, ce n’était pas de ma faute ; je n’avais aucun désir de le blesser. Après un silence, il m’a demandé :

- Comment est-ce arrivé ?

Autre question directe, qui réclamait une réponse directe.

- Je l’ai fait.

Le feu s’éloignait de plus en plus. Il s’est avancé à la lisière de la partie brûlée et a fixé le sol :

- Que sont ces objets ?

- Du charbon de bois.

Il en a ramassé un pour l’examiner, mais, changeant d’avis, l’a reposé. Et puis il est parti. Rien ne l’intéresse.

Mais je suis intéressée, moi. Il y avait des cendres, grises et douces, délicates et jolies - j’ai tout de suite su ce qu’elles étaient. Et les braises ; je les ai reconnues aussi. J’ai trouvé mes pommes, les ai tirées du brasier : j’étais contente ; car je suis très jeune, mon appétit est vorace. Mais j’ai été déçue ; elles étaient toutes ouvertes et gâtées. Apparemment gâtées ; en fait, ce n’était pas le cas ; elles étaient meilleures que les crues. Le feu est beau ; un jour, il sera utile, je pense.

Vendredi

Je l’ai revu, un instant, lundi dernier au tomber du jour, mais pour un instant seulement. J’espérais qu’il me louerait d’essayer d’améliorer le domaine car j’étais pleine de bonne volonté et j’avais travaillé dur. Or il a semblé mécontent, s’est détourné, m’a laissée. Il était mécontent pour un motif supplémentaire ; j’ai essayé une fois encore de le persuader de s’arrêter au-dessus des Cascades. Cela parce que le feu m’a révélé une nouvelle passion - toute neuve et absolument différente de l’amour, du chagrin ou des autres que j’avais déjà découvertes : la peur. Et elle est horrible ! J’aimerais ne l’avoir jamais découverte ; elle me fait passer de sombres moments, elle gâche mon bonheur, elle me fait frissonner, trembler, me hérisse. Or, je n’ai pu le persuader car il n’a pas encore trouvé la peur : il lui était donc impossible de me comprendre.

EXTRAIT DU JOURNAL D’ADAM

Peut-être faut-il se souvenir qu’elle est très jeune, une simple gamine, et montrer de l’indulgence. Elle est toute passion, ardeur, vivacité, le monde est pour elle un charme, une merveille, un mystère, une joie ; elle reste bouche bée de ravissement lorsqu’elle trouve une nouvelle fleur, il faut qu’elle la dorlote, la caresse, la respire, lui parle, déverse sur elle mille petits noms affectueux. Et puis elle est folle de couleurs ; les roches brunes, le sable jaune, la mousse grise, le feuillage vert, le ciel bleu ; la nacre de l’aube, les ombres pourpres sur les montagnes, les îles dorées flottant sur les mers écarlates au crépuscule, la lune pâle qui vogue sur le tréteau déchiqueté des nuages, les joyaux étoilés scintillant dans les gâtines de l’espace - rien de tout cela n’a la moindre valeur, autant que je puisse voir, mais qu’ils aient de la couleur et de la majesté, voilà qui lui suffit, lui fait perdre l’esprit. Si elle pouvait se calmer et rester tranquille deux minutes d’affilée, elle ferait un spectacle apaisant. Je crois que j’aimerais la contempler, alors ; en fait, j’en suis certain car je commence à comprendre qu’elle est remarquablement séduisante - agile, mince, élancée, ronde, galbée, légère, gracieuse ; un jour où elle se tenait debout sur un amas de roches, blanche comme le marbre et noyée de soleil, sa jeune tête rejetée en arrière, sa main portée au front en visière, tandis qu’elle observait l’envol d’un oiseau dans le ciel, j’ai admis qu’elle était belle.

Lundi midi. S’il y a quoi que ce soit sur cette planète qui puisse ne pas l’intéresser, qu’on me le dise ! Il y a des animaux dont je me moque, mais telle n’est pas son attitude. Elle n’opère aucune discrimination, elle va au-devant d’eux tous, elle pense que ce sont tous des merveilles, que chacun d’eux est bienvenu.

Quand le puissant brontosaure est arrivé à grands pas dans le camp, elle l’a considéré comme une nouvelle recrue, et moi comme une calamité ; bon exemple du manque d’harmonie qui prévaut dans nos façons de voir. Elle voulait le domestiquer, je voulais lui faire cadeau de notre maison et m’installer ailleurs. Elle considérait pouvoir l’apprivoiser à force de gentillesse et qu’il ferait un bon animal de compagnie ; j’ai rétorqué qu’un animal domestique haut de vingt-et-un pieds et long de quatre-vingt quatre ne pouvait s’intégrer dans notre intérieur car, même avec les meilleures intentions, sans vouloir nuire à quiconque, il lui suffirait de s’asseoir sur la maison pour l’écrabouiller ; en outre, un seul coup d’œil sur sa physionomie révélait qu’il n’avait pas toute sa tête.

Cependant, elle était décidée à garder ce monstre et ne pouvait y renoncer. Elle supposait que nous pourrions créer une laiterie grâce à lui et voulait que je l’aidasse à le traire ; mais j’ai refusé ; c’était trop risqué. Ce n’était pas le bon sexe et nous n’avions pas d’échelle, de toute façon. Puis elle s’est mis dans l’idée de le chevaucher pour contempler le paysage. Trente ou quarante pieds de sa queue traînaient à terre, comme un arbre tombé, et elle a cru pouvoir y grimper, mais à tort ; quand elle a attaqué la partie pentue, elle n’a plus eu prise et l’a dévalée en glissant ; elle se serait fait mal si je n’avais été là pour la cueillir.

Croyez-vous qu’elle fût satisfaite ? Pas du tout. Rien ne la satisfait que l’expérience ; les théories non démontrées, ne lui sourient pas - elle les rejette. C’est une bonne démarche, je le concède ; elle m’attire ; j’en ressens l’influence ; si je la fréquentais davantage, j’en viendrais même à l’adopter. En tout cas, elle avait encore une idée au sujet de ce colosse : elle estimait que si nous pouvions l’apprivoiser et le rendre amical nous pourrions l’immobiliser dans le fleuve et nous en servir comme d’un pont. Il s’avéra qu’il était déjà assez docile comme cela - à son égard, du moins - aussi a-t-elle essayé sa théorie, qui a échoué ; à chaque fois qu’elle l’installait correctement dans le fleuve puis regagnait le rivage pour traverser sur son dos, il sortait du lit de la rivière et la suivait tel une montagne domestique. Comme les autres animaux. Ils le font tous.

Vendredi

Mardi-mercredi-jeudi et aujourd’hui ; ne l’ai pas vu de tout ce temps. Longue période à passer seule ; enfin ! il vaut mieux être seule qu’importune.

Je devais avoir de la compagnie - on m’a créée pour cela, je crois - alors je me suis liée avec les animaux. Ils sont absolument adorables, ils montrent la plus charmante disposition et les manières les plus polies ; ils n’ont jamais l’air de mauvais poil, ne vous laissent jamais entendre que vous les dérangez, ils vous sourient et remuent la queue s’ils en ont une et sont toujours prêts à s’amuser, à partir en promenade ou ce que vous voulez. J’estime que ce sont de parfaits gentlemen. Tous ces jours-ci, nous avons passé de si bons moments et je ne me suis jamais sentie seule. Comment le serais-je ? Ils sont toujours en bande autour de moi - ils couvrent parfois jusqu’à deux ou trois hectares - ils sont innombrables ; et lorsqu’on se tient sur un rocher au milieu, on envisage une étendue fourrée si bigarrée, éclaboussée, égayée de couleurs, de lustre mobile, de rayons de soleil, si ondoyante de striures qu’on se croirait sur un lac, même si on sait bien que ce n’est pas le cas ; il y a des trombes d’oiseaux amicaux, des ouragans d’ailes vrombissantes ; lorsque le soleil s’abat sur ce tumulte de plumages, c’est un aveuglement de toutes les couleurs de l’univers, à en perdre les yeux.

Nous avons fait de longues excursions et j’ai beaucoup découvert de ce monde ; presque tout ce qui s’y trouve, me semble-t-il ; ainsi, je suis la première voyageuse, et la seule. En route, nous offrons un spectacle impressionnant : rien de tel nulle part ailleurs. Pour être à l’aise, j’enfourche un tigre ou un léopard, parce que c’est doux, que leur dos rond me convient et parce que ce sont des animaux si mignons ; si le voyage est plus long, si je veux voir le paysage, je monte un éléphant. Il me hisse avec sa trompe et je redescends toute seule : à l’étape, il s’assoit et je glisse sur son arrière-train.

Les oiseaux et les animaux sont très gentils les uns avec les autres ; ils ne se querellent jamais. Ils parlent tous, et me parlent tous, mais il doit s’agir d’une langue étrangère car je n’en saisis pas un seul mot ; pourtant, ils me comprennent souvent quand je réponds, surtout le chien et l’éléphant. J’en ai honte. Cela montre qu’ils sont plus intelligents que moi et sont donc mes supérieurs. Je suis vexée car je veux être la première Expérience à moi toute seule - et j’en ai bien l’intention, d’ailleurs.

J’ai appris un certain nombre de choses et suis désormais instruite, contrairement au début où j’étais ignorante. J’ai par exemple été vexée de ne pouvoir, malgré toutes mes observations, être assez maligne pour me trouver là quand l’eau remontait la pente ; mais aujourd’hui je m’en moque. J’ai expérimenté, expérimenté sans relâche et sais désormais qu’elle ne remonte jamais la pente sauf dans l’obscurité. C’est forcé parce que la mare ne s’assèche jamais ce qui se produirait fatalement si l’eau ne remontait pas dans la nuit. Il est préférable de prouver les choses par une expérience pratique : c’est alors seulement qu’on connaît. Par contre, si l’on dépend des devinettes, des hypothèses et des conjectures, on ne sera jamais instruite.

Il y a des choses qu’on ne peut pas trouver ; mais on ne peut le savoir à coup d’hypothèses ; il faut se montrer patiente, continuer à expérimenter jusqu’à ce qu’on comprenne qu’on ne peut pas comprendre. Et c’est délicieux de procéder ainsi, cela rend le monde si intéressant. S’il n’y avait rien à trouver, ce serait bien ennuyeux. Même s’efforcer de trouver sans trouver, voilà qui est aussi intéressant que tâcher de trouver et trouver en effet, et je me demande si ça ne l’est pas davantage. Le secret de l’eau a été un trésor jusqu’à ce que je le saisisse ; ensuite, tout son intérêt s’est évanoui et j’ai ressenti un sentiment de perte.

Par l’expérience, je sais que le bois flotte, comme les feuilles mortes, les plumes et plein d’autres choses ; il en résulte, par addition de preuves, qu’un rocher doit flotter ; mais on est obligé de se contenter de le savoir car il n’y a aucune manière de le prouver - jusqu’à maintenant. Mais je trouverai bien un moyen - et alors cette excitation s’en ira. C’est le genre de choses qui me rendent triste ; parce qu’insensiblement j’en viendrai à tout trouver et il n’y aura plus rien de passionnant alors que j’aime tant être excitée ! Je n’ai pu fermer l’œil l’autre nuit, à force d’y réfléchir.

Quant à comprendre tout de suite pourquoi j’avais été créée j’en ai été incapable, mais je pense aujourd’hui que ce fut pour sonder les secrets de ce merveilleux monde, y être heureuse et remercier Celui qui nous l’a donné de l’avoir conçu. Je pense qu’il recèle encore beaucoup de choses à découvrir - je l’espère ; si l’on fait preuve d’économie et de pas trop de hâte, je crois qu’elles dureront plusieurs semaines. C’est mon espérance. Lorsqu’on jette une plume en l’air, elle s’envole et disparaît à la vue ; si l’on jette une motte de terre, il n’en va pas ainsi. Elle redescend à chaque fois. J’ai essayé, ré-essayé - il en va toujours de la sorte. Je me demande pourquoi. Il est clair qu’elle ne redescend pas, mais pourquoi faut-il qu’elle paraisse redescendre ? Je suppose que c’est une illusion d’optique. Je veux dire que c’est le cas pour l’une de ces deux opérations. J’ignore laquelle. La plume ou la motte de terre ; je ne puis le prouver, je puis seulement démontrer que l’une ou l’autre est une contrefaçon, et laisse le spectateur faire son choix.

A force d’observation, je sais que les étoiles ne dureront guère. J’ai vu fondre un certain nombre des meilleures qui ont dévalé le ciel. Si l’une d’elles peut fondre, il faut que toutes le puissent ; si toutes peuvent fondre, elles pourraient toutes fondre la même nuit. Ce chagrin viendra - je le sais. J’essaierai de rester éveillée chaque nuit et de les regarder aussi longtemps que je pourrai rester éveillée ; je graverai ces champs scintillants sur ma mémoire afin de pouvoir, au fur et à mesure qu’elles rétréciront, remplacer par l’imagination ces belles myriades dans le ciel noir, les faire étinceler de nouveau, les dédoubler par la buée des larmes.

APRES LA CHUTE

Quand je regarde en arrière, le Jardin m’est un rêve. Il était beau, d’une manière surpassant tout, enchanteresse ; et voici qu’il est perdu, que je ne le verrai plus.

Le Jardin est perdu, mais je l’ai trouvé lui et je suis satisfaite. Il m’aime autant qu’il peut ; je l’aime de toute la force de ma nature passionnée laquelle, je pense, appartient en propre à ma jeunesse et à mon sexe. Si je me demande pourquoi je l’aime, je m’aperçois que je l’ignore et ne m’en soucie guère, en réalité ; je suppose donc que ce genre d’amour n’est pas le fruit de la spéculation ni des statistiques, comme l’amour qu’on éprouve pour les reptiles et les animaux. Je pense qu’il doit en aller ainsi. J’aime certains oiseaux à cause de leur chant ; mais ce n’est pas à cause de son chant que j’aime Adam - non, ce n’est pas cela ; il pourrait chanter sans arrêt sans que je m’éprenne à proportion de lui. Pourtant, je lui demande de chanter parce que je souhaite aimer tout ce qui l’intéresse. Je suis certaine de finir par y arriver ; au début, en effet, je ne pouvais supporter qu’il chante mais aujourd’hui c’est possible. Il fait pleuvoir, mais peu importe ; je puis m’habituer à cette pluie-là.

Ce n’est pas non plus à cause de son intelligence que je l’aime - non, ce n’est pas cela. On ne peut lui en faire reproche, telle qu’elle est, car il n’en est pas responsable ; il est tel que Dieu l’a fait et c’est assez. Une certaine sagesse y a présidé, cela je le sais. Elle finira par se développer, même si je ne pense pas que cela arrive vite ; et puis, rien ne presse ; il me convient tel qu’il est.

Ce n’est pas à cause de ses manières gracieuses et attentives ni de sa délicatesse que je l’aime. Pas du tout, il est loin d’être parfait à cet égard, bien qu’il fasse des progrès.

Ce n’est pas non plus à cause de son industrie - non, ce n’est pas cela. Je crois qu’il l’abrite en lui et j’ignore pourquoi il me la cache. C’est mon unique douleur. Pour le reste, il est franc et ouvert avec moi, désormais. Je suis sûre qu’il ne me cache rien d’autre que ce ressort intime. Cela m’attriste qu’il ait un secret pour moi, j’en perds parfois le sommeil en y songeant mais je vais le chasser de mon esprit ; je refuse que cela gâche le bonheur débordant que je ressens par ailleurs.

Ce n’est pas non plus à cause de son instruction que je l’aime - non, ce n’est pas cela. C’est un autodidacte qui sait vraiment une multitude de choses, même si elles n’existent pas.

Ce n’est pas davantage à cause de sa galanterie que je l’aime - non, ce n’est pas cela. Il a cafardé à mon sujet, mais je ne l’en blâme pas ; c’est une caractéristique de son sexe, je pense, et il n’a pas créé son sexe. Bien sûr, je n’aurais pas cafardé sur lui, je serais morte avant ; mais c’est une spécificité de ma féminité et je ne m’en vante pas car je ne l’ai pas créée.

Alors pourquoi donc est-ce que je l’aime ? Seulement parce qu’il est masculin, à mon avis.

Il a un bon fond et je l’aime pour cette raison mais je pourrais l’aimer sans cela. S’il me battait et m’injuriait, je continuerais de l’aimer. Je le sais. C’est une affaire de désir, selon moi.

Il est fort et beau, je l’aime à cause de cela et je l’admire et suis fière de lui mais je pourrais l’aimer sans cela. S’il était laid, je l’aimerais ; si c’était une épave, je l’aimerais ; et je travaillerais, peinerais pour lui, prierais pour lui et le veillerais à son chevet jusqu’à ma mort.

Oui, je crois l’aimer parce qu’il m’appartient et qu’il est masculin. Je ne pense pas qu’il y ait d’autres raisons. Et cela nous ramène à ma première réflexion : ce genre d’amour n’est pas le fruit de la spéculation et des statistiques. Il vient, simplement - nul ne sait d’où - et ne peut se justifier. Il n’en a du reste pas besoin.

Voilà ce que je pense. Mais je ne suis qu’une fille et la première à avoir examiné la question - il se pourrait bien, étant donné mon ignorance et mon inexpérience, que je ne l’ai pas comprise.

QUARANTE ANS PLUS TARD

C’est mon vœu, c’est mon ardente espérance que nous quittions cette vie ensemble - une espérance qui ne périra jamais sur la terre, mais aura place au cœur de chaque épouse qui aime jusqu’à la fin des temps ; et l’on donnera mon nom à ce voeu.

Mais si l’un de nous devait partir le premier, puissé-je être celle-ci ; car s’il est fort, je suis faible, je ne lui suis pas aussi nécessaire qu’il l’est pour moi - la vie sans lui ne serait pas la vie ; comment la supporterais-je ? Cette prière est immortelle et ne cessera d’être reprise tant que ma race se perpétuera. Je suis la première femme ; et je revivrai dans la dernière.

SUR LA TOMBE D’ÈVE

ADAM : partout où elle se trouvait, là était l’Eden

1893, 1905.

Traduction intégrale de l’Eve’s Diary, originellement parue aux Éditions Mille et Une Nuits en 1995. Épuisée. Une édition abrégée pour enfants, illustrée de charmants dessins de Federica Matta, est parue au Seuil en 1998. Elle est également épuisée.


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