Guillaume Villeneuve, traducteur
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Le paradis de l’homme de lettres en 1867

samedi 16 juin 2012, par Guillaume Villeneuve


Je reviens maintenant à l’année 1867, où je résidais encore à Waltham Cross. Je m’étais décidé à acheter la maison, jusqu’alors louée, après lui avoir ajouté des pièces, l’avoir rendue plus confortable et propre à notre installation. C’était, malgré tout, une vieille bâtisse branlante qui demandait beaucoup de réparations et qui ne se montrait pas toujours aussi étanche qu’elle eût dû l’être. Le domaine suffisait à l’élevage de trois vaches et à la production de leur foin ; nous y fabriquions notre propre beurre. Pour ce qui était des fraises, des asperges, des petits pois, des pêches de saison, et surtout pour les roses, il n’était pas de lieu plus propice. Situé à douze milles seulement de Londres, il permettait de fréquents contacts avec la capitale. Il était également tout près du pays de Roothing où je pouvais chasser. Certes, la gare de Shoreditch, point de passage obligé pour Waltham Cross, avait ses inconvénients. Et la distance moyenne qui me séparait des rendez-vous du comté d’Esssex s’élevait à vingt milles. Mais l’endroit associait quand même plus ou moins tout ce que je pouvais espérer. Il se trouvait dans le périmètre de mon district postal et me convenait donc bien dans l’ensemble.

Le travail accompli pendant les douze années où je demeurai dans cette maison, de 1859 à 1871, fut sans doute très important. Je suis certain qu’il n’est pas d’autre écrivain qui ait autant contribué, à cette époque et du point de vue quantitatif, à la littérature anglaise. Outre mes romans, j’écrivais des articles politiques, des critiques sur les mœurs ou le sport pour d’innombrables périodiques. Je remplissais ma fonction d’inspecteur de la Poste et le fis de telle sorte qu’on n’eut jamais la plus petite raison de me faire un reproche. Je chassais encore au moins deux fois la semaine. On me voyait fréquemment dans le salon de whist du Garrick. Je fréquentais beaucoup le monde londonien et le passage de nombreux amis à Waltham Cross m’enchantait. Au surplus, nous séjournions toujours six semaines par an à l’étranger. Peu de gens, me semble-t-il, ont vécu plus pleinement et j’en attribue la raison au fait que je me levais tôt. Mon habitude était d’être assis à mon bureau tous les jours à cinq heures trente du matin ; et j’avais pour autre habitude d’être impitoyable avec moi-même. Le vieux valet qui venait me réveiller, et qui recevait cinq livres annuelles supplémentaires pour ce faire, ne se permettait lui aussi aucune pitié. Tout au long de ces années à Waltham Cross, le café qu’il avait ordre de m’apporter ne fut pas une seule fois en retard. Je ne suis pas sûr que je n’aie pas lieu de lui savoir plus de gré qu’à quiconque du succès que j’ai obtenu. En commençant si tôt, je pouvais achever mon travail littéraire avant de m’habiller pour le petit déjeuner.

Tous ceux qui ont mené la vie des gens de lettres - chaque jour à la tâche comme des ouvriers littéraires - conviendront avec moi que trois heures quotidiennes de labeur permettent de produire le maximum qu’un auteur doive produire. Mais pour y parvenir, il lui a fallu s’habituer à un travail ininterrompu pendant ces trois heures - exercer son esprit de telle sorte qu’il n’ait pas à mordiller sa plume en fixant le mur qui lui fait face jusqu’à ce qu’il trouve les mots qui expriment ses idées. À cette époque, j’avais pour coutume - c’en est d’ailleurs toujours une, bien que je me sois un peu relâché récemment - d’écrire en posant ma montre devant moi et d’exiger mes deux cent cinquante mots tous les quarts d’heure. L’expérience m’a appris que ces deux cent cinquante mots venaient aussi régulièrement que tournait la trotteuse de ma montre. Cependant, je ne consacrais pas intégralement ces trois heures à écrire. Je commençais toujours par relire le travail de la veille, opération qui me prenait une demi-heure et consistait surtout à peser à l’oreille le rythme des mots et des phrases. Je recommande vivement cette pratique à tous les apprentis écrivains. Il va de soi que leur ouvrage doit être relu aussitôt écrit - et même qu’il ait subi deux relectures avant de partir chez l’imprimeur me paraît une évidence. De plus, en relisant ce qu’il a fait en dernier juste avant de poursuivre sa tâche, l’auteur retrouvera le ton et l’esprit de ce qu’il est en train d’écrire, évitant ainsi l’erreur d’un changement d’allure. Cette répartition de mon temps me permettait de produire plus de dix pages d’un roman ordinaire par jour et, si j’avais tenu ce rythme pendant dix mois d’affilée, j’eusse produit trois romans de trois volumes chacun par an (...)

Autobiographie, début du chapitre XV, Paris, 1994.


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