Guillaume Villeneuve, traducteur
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Les martinets

jeudi 10 mai 2012, par Guillaume Villeneuve


LETTRE XXI

Selborne, le 28 septembre 1774,

Cher Monsieur,

De même que le martinet est le plus gros des hirundines anglais, c’est aussi, assurément, le dernier arrivé. Car je ne me rappelle l’avoir vu apparaître avant la dernière semaine d’avril qu’une seule fois : et lors de nos derniers printemps rigoureux, riches en gelées, on ne l’a parfois revu qu’au début de mai. Cette espèce arrive d’ordinaire par couples.

Le martinet, comme l’hirondelle de rivage, est un piètre architecte, qui ne fait ni croûte, ni coquille pour son nid ; il le fabrique avec des herbes sèches et des plumes, rassemblées très grossièrement et sans art. Malgré toute l’attention prodiguée à ces oiseaux, je n’ai jamais pu en apercevoir un en train de recueillir ou transporter ces matériaux ; si bien que j’ai supposé (puisque leurs nids sont tout à fait semblables) qu’ils s’emparent parfois de ceux des moineaux qu’ils chassent, comme ces derniers le font avec les hirondelles de fenêtre et de rivage ; je me rappelle bien avoir vu ces deux espèces d’oiseaux se disputer à l’entrée de leurs trous ; et les moineaux en armes, très décontenancés par ces intrus. Et cependant, un observateur intelligent de ces questions [1] m’assure qu’ils ramassent des plumes pour leurs nids en Andalousie ; et qu’il en a tirés qui portaient ces matériaux dans le bec.

Les martinets, comme les hirondelles de rivage, effectuent les opérations de la nidification dans l’obscurité, dans les anfractuosités des châteaux, les tours, les clochers, au sommet des murs d’églises sous le toit ; on ne peut donc les surveiller aussi étroitement que les espèces qui nichent plus ouvertement ; mais à ce que j’ai pu observer, ils commencent à nicher vers la mi-mai ; et j’ai noté, d’après des œufs prélevés, qu’ils sont en pleine couvée le 9 juin. En général, ils hantent de hauts édifices, des églises et des clochers, et ne se reproduisent que là ; pourtant, dans notre village, quelques couples fréquentent les fermes les plus humbles et viles, et élèvent leurs petits sous ces toits de chaume. Nous ne nous souvenons que d’un seul cas où ils aient niché hors d’un bâtiment ; et cela dans les parois d’une profonde carrière de craie près de la ville d’Odiham, dans ce comté, où nous avons vu bien des couples pénétrer les crevasses et frôler en criant les précipices.

Comme j’ai regardé ces amusants oiseaux sans ménager mon attention, on me croira peut-être si j’avance quelque trait nouveau et particulier les concernant, qui les distingue de tous les autres oiseaux ; d’autant que mon affirmation résulte de plusieurs années d’observations scrupuleuses. Le fait que je voudrais avancer est que le martinet s’accouple, ou copule, en vol ; et j’aimerais que tout observateur subtil qui s’étonnerait de cette supposition utilise ses propres yeux et je pense qu’il sera vite convaincu. Dans une autre classe d’animaux, c’est-à-dire les insectes, rien n’est plus commun que de voir les différentes espèces, dans de nombreux genres, s’unir en vol. Le martinet vole presque sans arrêt ; comme il ne se pose jamais sur le sol, ni sur les arbres, ni sur les toits, il trouverait rarement l’occasion de sacrifier aux rites amoureux s’il n’avait la possibilité de le faire en l’air. Si l’on surveille ces oiseaux par une belle matinée de mai, tandis qu’ils évoluent très haut dans le ciel, on verra que de temps en temps l’un d’eux s’abat sur le dos de l’autre et que tous deux se laissent tomber ensemble sur plusieurs brasses en poussant un cri sonore et perçant. J’y vois le moment où l’opération de la génération a lieu.

Dans la mesure où le martinet mange, boit, recueille les matériaux de son nid et se reproduit, semble-t-il, en vol ; il semble vivre davantage dans les airs que tout autre oiseau et y accomplir toutes ses fonctions, sauf celle du sommeil et de l’incubation.

Cet hirundo diffère essentiellement de ses congénères en ne pondant à chaque fois que deux œufs [2] qui sont d’un blanc de lait, oblongs et pointus au petit bout ; alors que l’autre espèce pond à chaque couvée de quatre à six œufs. C’est un oiseau tout à fait alerte, qui se lève très tôt et rendre dormir très tard ; au plus fort de l’été, il vole au moins seize heures par jour. Lorsque les jours sont les plus longs, il ne se retire pas pour se reposer avant neuf heures moins le quart le soir, ce qui en fait l’oiseau diurne le plus tardif. Juste avant cela, des bandes entières se rassemblent haut dans le ciel, et crient, et filent en tous sens avec une merveilleuse rapidité. Mais cet oiseau n’est jamais aussi vif que par temps lourd et orageux, lorsqu’il fait preuve d’une grande alacrité et rassemble toutes ses aptitudes. Par les chaudes matinées, plusieurs d’entre eux, rassemblés en petits groupes, filent autour des clochers et des églises, tout en criant de manière très sonore ; des observateurs attentifs y voient des mâles qui jouent ainsi une sérénade à leurs femelles qui couvent ; et ce n’est pas injustifié, dans la mesure où ils crient rarement sinon à proximité des murs ou des grottes ; dans la mesure où celles qui sont assises à l’intérieur profèrent en même temps une petite note de contentement.

Quand la femelle a couvé tout le jour, elle s’élance à l’extérieur, alors qu’il fait presque nuit, pour étirer et soulager ses pauvres membres, avant d’engloutir un piètre repas durant quelques minutes puis de retourner à son devoir d’incubation. Les martinets, lorsqu’ils sont gratuitement et cruellement tirés alors qu’ils ont des petits, révèlent une petite boule d’insectes dans la bouche, qu’ils tassent et gardent sous la langue. En général, ils se nourrissent dans une zone beaucoup plus élevée que les autres espèces ; preuve que les moucherons et autres insectes abondent également à une altitude considérable ; ils accomplissent de très grandes traversées car la locomotion ne leur pèse pas, eux qui sont dotés d’une telle puissance de vol. Cette puissance semble proportionnelle à leurs leviers ; et leurs ailes sont plus longues en proportion que celles de presque tous les autres oiseaux. Quand ils excrètent ou se soulagent en vol, ils relèvent les ailes et les font se toucher sur leurs dos.

À de certains moments en été, j’avais remarqué que les martinets chassaient très bas des heures durant au-dessus des étangs et des cours d’eau et ne pouvais m’empêcher de me demander ce qui les incitait à descendre tellement plus bas que leur altitude de croisière. Après quelque effort, je vis qu’ils prenaient des phryganeæ, des ephemeræ et des libellulæ (éphémères et libellules) qui venaient d’émerger de leur état larvaire. Je cessai alors de m’étonner qu’ils fussent si désireux de rechercher une proie qui leur fournissait une alimentation aussi abondante et succulente.

Ils font sortir leurs petits vers le milieu ou la fin juillet ; mais comme ceux-ci ne perchent jamais nulle part ni ne sont nourris en plein vol par leurs mères, du moins à ma connaissance, cette sortie des jeunes n’est pas aussi remarquable que chez les autres espèces.

Le 30 juin dernier, je dessertis les tuiles d’un avant-toit d’une maison où nichaient plusieurs couples et ne trouvai dans chaque nid que deux oisillons nus : le 8 juillet, je répétai la même démarche et trouvai qu’ils avaient fort peu progressé vers l’état adulte mais restaient nus et sans défenses. Nous pouvons donc en conclure que des oiseaux dont le mode de vie les garde perpétuellement en vol seraient incapables de quitter leur nid avant la fin du mois. Les hirondelles de cheminée et de fenêtre, qui ont de nombreuses nichées, les nourrissent sans cesse toutes les deux ou trois minutes ; alors que les martinets, qui n’ont que deux petits à entretenir, sont beaucoup plus à leur aise et abandonnent leurs nids des heures durant.

Il leur arrive de pourchasser et frapper les faucons qui croisent leur chemin ; mais pas avec cette véhémence et cette fureur dont font preuve les hirondelles dans la même circonstance. Par temps humide, ils sont sortis toute la journée, à se nourrir en ignorant la pluie modérée ; d’où l’on peut faire deux observations ; d’abord que nombre d’insectes continuent de voler, même sous la pluie ; ensuite, que les plumes de nos oiseaux doivent être bien imperméables pour résister à tant d’humidité. Le vent, et plus particulièrement le vent chargé de lourdes averses, leur est détestable ; en ces jours-là, ils se retirent et c’est à peine si on les aperçoit.

La couleur des martinets connaît une modification qui doit retenir notre attention. À leur arrivée, au printemps, ils sont tout entiers couverts d’une couleur de suie noir brillant, à l’exception de leurs mentons qui sont blancs ; mais, à force de passer tout le jour au soleil et dans l’air, ils finissent par devenir battus des vents et décolorés avant leur départ et pourtant ils s’en reviennent tout brillants l’année suivante au printemps. Or, s’ils suivent le soleil à des latitudes inférieures, comme le supposent certains, pour jouir d’un été perpétuel, pourquoi ne reviennent-ils pas décolorés ? Ne faut-il pas plutôt supposer qu’ils se cachent pendant une saison et qu’à cette occasion, leurs plumes muent et se modifient à l’image de tous les autres oiseaux dont on sait qu’ils muent peu après la saison des amours ?

Les martinets sont très extraordinaires à bien des égards, se distinguant de leurs congénères non seulement par le nombre de leurs petits, mais en ce qu’ils n’ont qu’une nichée en été ; alors que tous les hirundines anglais se reproduisent invariablement deux fois. Il est indubitable que les martinets ne peuvent se reproduire qu’une fois puisqu’ils se retirent peu de temps après le premier vol de leurs petits et parfois avant que leurs congénères aient élevé leur seconde nichée. Nous pouvons remarquer ici que, si les martinets ne se reproduisent qu’une fois en été, et en ne pondant que deux œufs à chaque fois, les autres hirondelles, qui se reproduisent deux fois par saison, en pondant de quatre à six œufs, augmentent en moyenne leur population cinq fois plus vite que les premiers.

Mais les martinets ne sont nulle part plus singuliers que dans leur retraite précoce. Ils se retirent, pour la plupart, à l’horizon du 10 août et parfois quelques jours avant ; et tout individu attardé s’est invariablement retiré le 20, alors que ses cousines hirondelles restent jusqu’au début octobre, toutes autant qu’elles sont ; plusieurs d’entre elles pendant tout ce mois, et certaines, parfois, jusqu’au début novembre. Cette retraite précoce est aussi mystérieuse que merveilleuse puisque cette époque est souvent la saison la plus douce de l’année. Mais le plus extraordinaire, c’est qu’ils commencent à se retirer plus tôt encore dans les contrées les plus méridionales de l’Andalousie où ils ne sauraient pâtir d’un manque de chaleur ; ni, comme on pourrait le supposer, d’un manque de nourriture. Sont-ils poussés, dans leurs mouvements chez nous, par un manque de nourriture, ou une propension à muer, ou par une envie de repos après une vie si rapide, ou par autre chose ? C’est l’un de ces incidents de l’histoire naturelle qui perturbent nos enquêtes et nous laissent presque sans hypothèses !

Ces hirundines ne perchent jamais sur les arbres ni les toits et ne se rassemblent donc jamais avec leurs congénères. Ils sont intrépides quand ils hantent leur lieux de nidification et ne seront pas effrayés par un fusil ; ils sont souvent assommés par des gaffes et des gourdins lorsqu’ils descendent pour passer sous les avants-toits. Les martinets souffrent beaucoup des fléaux spécifiques à leur genre, les hippoboscæ hirundinis ; et ils se tordent et se grattent souvent en plein vol pour se débarrasser de cet envahissant parasite.
Les martinets ne sont pas des chanteurs et ne possèdent qu’une seule note, un hurlement strident ; mais il est des oreilles pour lesquelles il n’est pas déplaisant, par suite d’une agréable association d’idées, dans la mesure où ce son ne s’entend que par le temps d’été le plus charmant.

Ils ne se posent jamais sur le sol que par accident ; et une fois posés, ils peuvent à peine prendre leur essor, à cause de la petitesse de leurs pattes et de la longueur de leurs ailes ; ils ne peuvent pas davantage marcher, mais seulement ramper ; mais leurs pattes savent s’agripper fortement, ce qui leur permet de s’agripper aux murs. Leurs corps aplatis leur permettent de franchir de très étroites crevasses ; et s’ils ne peuvent entrer de face, ils se présentent de biais.

La formation particulière du pied distingue le martinet de toutes les hirondelles britanniques ; et même de tous les autres oiseaux connus, l’hirundo melba ou grand martinet à ventre blanc de Gibraltar excepté [3] ; car il est ainsi formé qu’il comporte “omnes quatuor digitos anticos”, ses quatre griffes vers l’avant ; en outre, la dernière qui devrait être opposée, ne comporte qu’un seul os, et les autres seulement deux. C’est là une structure très rare et singulière, mais parfaitement adaptée aux fonctions auxquels leurs pattes sont destinées. Ce fait, et d’autres spécificités touchant aux narines et à la mandibule inférieure ont incité un naturaliste subtil [4] à supposer que cette espèce pourrait constituer un genus per se (un genre par elle-même).

À Londres, un groupe de martinets fréquente la Tour, qui joue et se nourrit sur le fleuve, juste sous le pont ; d’autres hantent certaines des églises du Borough près des champs ; mais ils ne s’aventurent pas, comme l’hirondelle de fenêtre, dans la partie fermée et encombrée de la ville.

Les Suédois ont accordé un nom très pertinent à cette hirondelle, en l’appelant ring swala, par suite des cercles ou anneaux [5] perpétuels qu’elle décrit autour de son lieu de nidification.

Les martinets se nourrissent de coleoptera, petits scarabées à carapace dure recouvrant leurs ailes, ainsi que d’insectes plus mous ; mais on ne voit pas comment ils peuvent se procurer du gravier pour moudre leur nourriture, à l’image des hirondelles, puisqu’ils ne se posent jamais sur le sol. Des jeunes, envahis par les hippoboscæ, sont parfois trouvés sur le sol, tombés du nid que la vermine surabondante rend insupportables. Ils fréquentent dans notre village plusieurs fermes misérables : une succession d’entre eux continue de hanter les mêmes toits surprenants : c’est une bonne preuve que les mêmes oiseaux retournent aux mêmes endroits. Comme ils doivent voler très bas pour pénétrer sous ces humbles chaumines, des chats restent à l’affût qui parfois les attrapent au vol.

Le 5 juillet 1775 [6], j’ai à nouveau desserti les tuiles d’un toit au-dessus d’un nid de martinet. La femelle était au nid ; mais elle était saisie d’une si forte στοργη naturelle pour sa nichée qu’elle crut menacée que, sans songer au danger, elle refusa de bouger mais resta à côté d’eux, menaçante, en se laissant prendre dans la main. Les petits tout nus, nous les avons descendus pour les mettre sur l’herbe où ils se renversaient, aussi désarmés qu’un nourrisson. Tout en observant leurs abdomina gauches et disproportionnés, leurs têtes trop lourdes pour être soutenues par leurs cous, nous ne pouvions que nous émerveiller en songeant que ces êtres inertes, dans un peu plus d’une quinzaine, seraient à même de filer à travers le ciel avec la rapidité inouïe d’un météore ; et peut-être doivent-ils traverser au cours de leur migration de vastes continents et océans aussi éloignés que l’équateur. Car la nature amène si vite les petits oiseaux à leur ηλικια, ou état de perfection ; alors que la croissance progressive des hommes et des gros quadrupèdes est lente et ennuyeuse !

Je suis, etc.

LETTRE XXXIX

Selborne, le 13 mai 1778,

Cher Monsieur,

Parmi les nombreuses singularités qui entourent ces amusants oiseaux que sont les martinets, mon opinion est désormais arrêtée que nous voyons chaque année, invariablement, le même nombre de couples ; du moins les résultats de mes observations ont-ils été exactement les mêmes durant une longue période. Les hirondelles de fenêtre et de cheminée sont si nombreuses, et si largement distribuées dans le village qu’il est à peine possible de les compter : alors que les martinets, bien qu’ils ne nichent pas tous dans l’église, la hantent si fréquemment, jouent et s’y retrouvent tant qu’il est facile de les compter. Le nombre que j’ai toujours relevé est de huit couples ; dont environ la moitié résident dans l’église, tandis que les autres nichent dans certaines des plus viles et pauvres chaumières. Or, puisque ces huit couples, en tenant compte des accidents, donnent naissance chaque année à huit couples de plus, qu’advient-il chaque année de l’augmentation ? Et qu’est-ce qui décide chaque printemps tel couple à nous rendre visite, pour reprendre possession de son ancien territoire ?
Depuis que je me suis intéressé à l’ornithologie, j’ai toujours supposé que ce soudain retournement d’affection, cette étrange αντιστοργη qui succède immédiatement chez la gent ailée à la tendresse la plus passionnée est l’occasion d’une dispersion égale des oiseaux à la surface de la terre. Sans cette disposition, une région favorisée se trouverait remplie d’habitants alors que d’autres seraient vierges et oubliées. Mais les parents-oiseaux semblent conserver une supériorité jalouse et obliger les jeunes à chercher de nouvelles demeures ; et la rivalité des mâles chez de nombreuses espèces empêche qu’elles s’envahissent. Savoir si les hirondelles de cheminée et de fenêtre reviennent chaque année exactement en même quantité n’est pas simple, pour les raisons exposées ci-dessus ; mais il est évident, comme je l’ai exposé dans mes Monographies, que les quantités de retour sont absolument disproportionnées par rapport à celles qui émigrent.

L’histoire naturelle de Selborne, Londres, 1789.

Notes

[1Le frère de l’auteur, John (NdT).

[2Il peut y en avoir trois ou quatre, mais le martinet appartient au genre des Apodidæ et non des Hirundinidæ comme l’hirondelle : l’éducation incombe majoritairement à la femelle, même s’il arrive au mâle de rentrer au nid pour la nuit. Sinon, il passe la nuit à voler en dormant (NdT).

[3Le martinet alpin ou à ventre blanc, apus melba (NdT).

[4John Anthony Scopoli, de Cardiola, Docteur en médecine (NdA).

[5ring (NdT).

[6Date erronée, puisque la lettre est datée de 1774 (NdT).


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