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L’apprentie sorcière (Mark Twain)


Le paradis, plein d’épines, où l’on a mal aux pieds, n’a jamais existé, selon Mark Twain. Pis, la femme contient en germe le savant atomiste et biologiste, renferme l’hybris de l’apprenti sorcier, quand Adam a l’âme paisible d’un jardinier qui ne déjeune pas de pommes, lui.

Mais commençons par le commencement, c’est-à-dire la traduction : Ève n’est que la traduction d’Adam qui est l’original, elle est la Shechina des cabalistes, la présence féminine en Dieu et nous avons la bonne fortune de disposer d’une traduction de son journal original, que je traduis à mon tour...

Question fondamentale, en effet, posée derrière les voiles de l’humour, celle du retour à l’origine, à l’Ur-sprache, à l’Éden, à cette vie qui n’était le reflet de rien, mais qui finira par recevoir son nom après la chute : le désir, la scission nette du masculin et du féminin, bref, comme le subconscient du psychanalyste, se dissoudra dans les rets du langage secondaire pour naître à la conscience. À l’Américain blanc, négrier, exterminateur des Indiens, irrémédiablement déchu, c’est la conquête de l’Ouest qui tenait lieu de retour au paradis, sur des paysages vierges qu’il croyait découvrir le premier... Il se prenait, comme Ève, pour la Première Expérience, et l’essentielle.

Car au commencement, le désir n’existait pas. Adam et Ève vivaient dans l’esthétisme le plus pur, c’est-à-dire dans le Verbe, langue de Dieu connue des animaux. Il n’est que de lire le portrait qu’Adam dresse de sa compagne, tissue de nuées, escortée d’animaux miroitants. Et l’absence de désir signifiait l’autonomie de celui dont on croyait qu’« il n’était pas bon qu’il vécût seul ».

Adam est alors misogyne, fuyard, homosexuel, androgyne, quand Ève est lesbienne, chasseresse, narcissique, amoureuse de son reflet dans la mare et ne croit pas qu’Adam puisse connaître un nom qu’elle n’ait pas inventé...

C’est l’ère du quiproquo, où chacun croit que l’autre est autre que ce qu’il est, où chacun se prend pour ce qu’il n’est pas, où les tigres mangent des fraises, en ont l’haleine parfumée, où Ève joue à l’Einstein, construit des théories, met le feu au paradis sous prétexte de s’amuser, où elle revendique l’intellectus en plus de la naturalis facultas qui lui appartient en propre. C’est une jouisseuse, l’inventeur de l’amour, du chagrin, de la peur, dès avant la chute.

Adam, antique Shaddock, nouveau « reptile » (clin d’œil aux théories darwiniennes) se tait et la laisse parler. Il sait bien que la confusion dont elle l’accuse, c’est elle qui en regorge. Parfois, l’incompréhension est si grande qu’il s’éloigne et nous invite à nous demander si hommes et femmes ne sont pas faits pour vivre séparés. Il voudrait se contenter de classer, d’observer, réservant son jugement, en bon taxonomiste, en véritable pragmatiste ; sa frénésie à elle, sa volonté de « comprendre » à tort et à travers, de pervertir le syllogisme (« si toutes les étoiles peuvent fondre, elles pourraient toutes fondre la même nuit »), d’expérimenter et d’être la première de toutes les expériences, voilà le ver qui ronge le fruit, aspire à casser les étoiles, faire des robes en peaux de tigre, manger l’interdit « parce qu’elle veut lui plaire, » accueillir dans son parc, pas encore jurassique, un pacifique brontosaure...

Ève est fatigante, dangereuse, bavarde, vivante. Elle sait bien qu’elle en est l’essentiel, de la vie, de son mensonge, qui désire les lunes et les cache. Et la peinture de l’Éden lui ressemble car on ne peut guère la contrôler, il faut se contenter de l’imitation, du syllogisme (désormais déduit, certes, et non plus induit comme les siens) se contenter de la traduction des mots, de l’interprétation tendancieuse des pensées, d’un dialogue qui n’est que la somme des monologues travestis des monades, de la séparation arbitraire des sexes, de l’hétérosexualité et de la loi de la majorité aveugle ; la pratique de l’expérience, d’abord féminine, engendrera les catastrophes, les Tchernobyl et les Hiroshima, la Création, l’Apocalypse, c’est dans l’ordre entropique des choses mortelles. Il ne reste à l’Adam du XXIè siècle qu’un arbre où se jucher, l’amer regret.

Ralph Ellison, qui vient de mourir, l’auteur du génial Homme invisible, saluait en Mark Twain le premier écrivain américain à s’être penché de manière positive sur les rapports des Noirs et des Blancs, par le truchement de Jim et Huck sur leur radeau flottant au gré du Mississippi, en ménageant « cette vision romanesque d’une démocratie idéale dans laquelle le réel se combine avec l’idéal. » L’étude à laquelle Twain se livre ici, sur le mode humoristique, n’est-elle pas comparable ? Celle des rapports de l’homme et de la femme, qui n’existent que parce qu’ils sont différents, qu’ils ont perdu l’Éden et qu’Adam se trouve amputé de son Ève intime. Au fond, Le Journal d’Ève qui s’essaie pour finir à la définition des sexes, de la masculinité, de la féminité, de leur irréductibilité pour expliquer l’attraction des contraires, reste en cela typiquement américain. Car de Twain à Faulkner et Isherwood en passant par James Welch, la littérature de l’Union paraît occupée à séparer les types, à classifier, à dresser des typologies : le Noir, le Blanc, l’Indien, l’homosexuel, au nom de leurs différences, mais fondamentalement au nom du racisme, au sens strict. Revendiquer l’égalité pour chaque catégorie, chaque ghetto, parce qu’il est ce ghetto-là, n’est-ce pas en surélever les murs ? En fait, ne faut-il pas dire avec Ellison : « C’est par hasard qu’on nous identifie en tant que Noirs. En réalité, nous sommes blancs comme les autres, » et regretter l’Éden pour cette raison : l’homme y était femme, tous deux communiaient dans une même admiration de l’ordre naturel, Ève était l’Adam aussi bien que l’Éden ?

Donné en postface à ma traduction du Journal d’Ève, Paris 1995. Tous droits réservés.


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