Guillaume Villeneuve, traducteur
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Clin d’œil à l’avenir

mercredi 10 janvier 2007, par Guillaume Villeneuve


Ce Londres dans lequel Betjeman et moi vaquions à nos tâches culturelles restait l’une des capitales les plus agréables. Nous nous plaignions bien sûr de la circulation, déplorions la destruction de monuments historiques, nous indignions de l’augmentation des loyers, mais pour des raisons qui paraissent aujourd’hui incroyablement futiles. Au crépuscule, des jeunes gens en cravate blanche descendaient Piccadilly en direction du Café de Paris ou du restaurant où se produisait l’incomparable Douglas Byng, cependant qu’à midi les vieux gentlemen du Turf Club, coiffés de leurs melons, s’installaient pour déjeuner. Les douairières aux sidérants chapeaux, le plus spectaculaire étant invariablement celui de lady Alexander, paradaient chaque année à Burlington House, et il n’était pas rare que des manifestations surréalistes interrompent la circulation sous les fenêtres des Burlington Galleries. Le roi avait encore ses levers au Palais de Saint James, et, sur l’insistance de mon beau-père, j’assistai au premier du nouveau règne. Quant à savoir pourquoi il désirait si fort que je subisse cette anachronique cérémonie d’initiation, qui avait déjà perdu toute signification, je ne l’ai jamais vraiment compris, mais je ne lui en fus pas moins reconnaissant de découvrir ainsi l’intérieur du palais et de satisfaire mon goût des uniformes. Non seulement le spectacle était splendide, mais il démontrait à merveille que si les femmes s’habillent pour impressionner les hommes, ceux-ci cherchent à s’impressionner mutuellement. Affranchis de la gêne qu’aurait pu causer la présence de l’autre sexe, nous tirions de notre apparence une très vive satisfaction et faisions de notre mieux pour surpasser nos voisins. Les évêques gonflaient leurs dentelles, les capitaines de hussards donnaient un tour supplémentaire à leurs moustaches, les juges ne cessaient de rajuster leur perruque et les ambassadeurs leur monocle cependant que les banquiers et les grands industriels, qui s’estimaient fondés à se déguiser en Bonnie Prince Charlie à cause d’une grand-mère écossaise, se rengorgeaient dans leur jabot et jouaient ostensiblement avec leur dague. Même ceux qui, comme moi, portaient un costume tout simple de petit lord Fauntleroy tiraient de temps en temps sur leurs bas de soie et tapotaient la garde de leur épée. Quand, un peu gênés et pourtant fiers, nous reparûmes dans le monde de tous les jours, seuls les chants sinistres des mineurs défilant dans les rues laissaient supposer que quelqu’un, quelque part, pouvait secouer le linceul de la vieille Angleterre.

Au St-James’s Club, où j’étais récemment entré, c’est à peine si l’on entendait les lugubres mélodies galloises des pauvres hères qui passaient à pas traînants sous nos fenêtres garnies de géraniums. Les membres, à cette époque, se répartissaient en différentes coteries. Celle des joueurs, où brillaient des personnalités remarquables comme lord Castlerosse et « Crinks » Johnson. Celle des diplomates, anglais et étrangers, en service actif ou à la retraite, était représentée par des personnages aussi fantastiques qu’un prince russe vieux comme Hérode, affublé d’une calotte et dont la manière continentale de s’éclaircir la voix était distinctement audible depuis Hyde Park Corner, et M. Zirkis, naguère premier secrétaire de l’ambassade de l’Empire ottoman, joueur de bridge si excellent qu’on l’avait persuadé de rester membre, sans l’interner ni l’inquiéter, pendant toute la durée de la Première Guerre mondiale […]

Extrait de Clin d’œil à l’avenir, Paris 1996, épuisé. Tous droits réservés sur la traduction

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