Guillaume Villeneuve, traducteur
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La source d’Égérie

dimanche 27 avril 2008, par Guillaume Villeneuve


Les moralistes jugeaient vulgaires et affectées les grottes artificielles des jardins des riches, qui imitaient l’atmosphère des vieilles sources grecques, où l’eau dégouttait de murs moussus, sertis de coquilles, afin de constituer une sorte d’ermitage, voire un site d’inspiration poétique. Au lieu des simples pavillons des Grecs, les Romains édifiaient de complexes installations hydrauliques, des fontaines publiques monumentales à façades et portiques, dont la plus majestueuse était l’Aqua Julia, arc-de-triomphe orné de statues et de fontaines tombant en cascades dans des bassins et des canaux pour distribuer son eau dans les quartiers éloignés de la ville. En Grèce même, un millionnaire romain embellit Corinthe de tout un dispositif magnifique de piscines, un autre édifia un ensemble orné de fontaines à Olympie, à côté du gymnase, bien que celui-ci eût toujours été desservi par un système élaboré d’égouts et de canaux.

Juvénal évalue le déclin de Rome à l’état d’une de ses fontaines. Dans l’une des Satires, un vieil homme, réduit à la pauvreté, accablé par les mœurs urbaines, décide de quitter Rome pour passer ses dernières années à la campagne. Le poète l’accompagne jusqu’aux portes pour un ultime adieu. Une fois passées les murailles de la ville, les deux amis quittent la via Appia pour pénétrer dans un petit champ - le vallon d’Égérie - et parler tranquillement. C’était jadis un lieu sacré, charmant et enchanté, où Numa le prêtre-roi ancestral, retrouvait son amie, la déesse Égérie. À présent, raconte Juvénal, le petit hallier est concédé à un campement de bohémiens [1] et la grotte de la nymphe, profond gouffre romantique à l’ombre d’un cèdre, est défigurée par un décor surchargé. L’herbe et la pierre nue sont recouvertes de marbre, les eaux de la source contenues dans une vasque de marbre. Le décoratif a asphyxié les qualités originelles et immanentes du lieu. L’esprit divin l’a quitté et, en décrivant le factice et le gaspillage de ce qui l’a remplacé, la concession des eaux sacrées à de cupides étrangers, Juvénal pointe quelques-unes des raisons du déclin de Rome.

Extrait de The Swimmer as Hero, Londres, 1992, pp. 66-67. Paru en juin 2019, sous le titre Héros et nageurs, chez Nevicata, Bruxelles.

Notes

[1Petite erreur de l’auteur : le vers exact de Juvénal (III, 13-4) est "nunc sacri fontis nemus et delubra locantur Iudæis" : il n’est pas question de bohémiens (NdT).


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