Guillaume Villeneuve, traducteur
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Les Sabres du Paradis (Lesley Blanch)

jeudi 11 janvier 2007, par Guillaume Villeneuve


“Contre ton esclavage, sache-le bien,
je n’échangerais pas mon malheur, moi” [1]

2004. Lesley Blanch, née en 1904, distrait ses insomnies en relisant les récits des batailles sanglantes du Grand Jeu - cette rivalité millénaire des Empires en Asie centrale, qui vit s’affronter surtout les Anglais et les Russes au XIXe siècle. Les Anglais envahirent l’Afghanistan, non sans désastres, les tsars reprirent la conquête hasardeuse du Caucase. Lesley Blanch n’a jamais quitté l’héroïque Chamyl, leur plus farouche adversaire, auquel elle consacra la première, en 1960, cette fresque magique que sont Les Sabres du Paradis.

Caucase, “la Montagne des langues” disent les Arabes. Cinquante y sont parlées. Carrefour d’antiques civilisations, mosaïque de peuples indomptables, que le pouvoir russe sous tous les régimes a voulu mater depuis cinq siècles, et d’autant plus qu’il se savait, tels les Francs à Jérusalem, vaguement inférieur à ceux qu’il humiliait. Zone du Grand Jeu qui donne et donna les plus grands joueurs d’échecs, au sens propre (Khasparov...) et figuré (Staline, Béria...). Ces terribles montagnes où Prométhée jadis fut enchaîné, pour avoir trop appris aux hommes, dont le feu, et tu son secret, ne pouvaient que captiver l’auteur de Vers les rives sauvages de l’amour (1954) portraits de femmes (Isabel Burton, Isabelle Eberhardt, Jane Digby el-Mezrab) subjuguées par l’Orient, proche ou lointain, captiver l’orientaliste amoureuse de toutes choses russes qui écrirait bientôt le Voyage au cœur de l’esprit (1968). Tel le personnage principal de ce dernier livre, le “Voyageur” tatar, tel les héroïnes des Rives, Chamyl incarne le Rebelle, il en est l’expression parachevée.

Imam avar, “Abd el-Kader du Caucase”, il dresse en 1827 le Daghestan contre le tsar Nicolas Ier, dont les 200 000 hommes mobilisés en permanence sur cet abcès de fixation, mettront plus de trente ans à vaincre une résistance inouïe, celle des soufis mourids, au prix d’une véritable guerre d’extermination. “La reddition de Chamyl en 1859, puis celle des Abkhazes (1864) et des Oubykhs (1866) et la fin de la guerre sont suivies de massacres, de déportations et de l’exil forcé massif vers l’Empire ottoman où les Tchétchènes, comme d’autres peuples montagnards musulmans du Caucase - Tcherkesses, Oubykhs, Avars etc, en tout près d’un demi-million - sont souvent installés dans des marches stratégiques”. [2]

1960. Quand Lesley Blanch publie son récit de la résistance, le Caucase est pacifié, jouit d’une place assignée dans les rayonnages d’histoire. Il a certes connu des soubresauts (1877, 1905, 1917) mais les Tchétchènes déportés par Staline en 1944 après la destruction de leurs archives et de leurs monuments viennent d’être autorisés à regagner leur république en 1957. Comment croire, à l’ère nucléaire, quand Kennedy et Khrouchtchev se partagent l’univers de part et d’autre du mur de Berlin, qu’un peuple presque sans armes puisse se rebeller derechef ? Les Sabres du Paradis sont salués comme une histoire magnifique, romantique, mais à jamais d’autrefois. Lesley Blanch dédie en 1963 la traduction française (par son ami Jean Lambert) au plus grand islamologue que la France ait eu, Louis Massignon, spécialiste du soufisme irakien, grande figure de l’anticolonialisme, mort l’année précédente.

2004. L’Afghanistan, l’Irak, la Tchétchénie sont à feu et à sang, l’empire soviétique et les Twin Towers se sont écroulés. Un mur obscène déchire la Palestine. [3] Arméniens, Azéris, Ossètes, Géorgiens et Abkhazes ont repris les armes, divisés à l’envi par les Russes expulsés. Louis Massignon, infatigable intercesseur de paix et de prières, nous manque cruellement. Mais les livres de Lesley Blanch reparaissent à point pour nous dire d’aimer l’Orient, de le comprendre et davantage de l’honorer. Contre les anathèmes, les tenants racistes et simplistes du “choc des civilisations”, elle rappelle une évidence : la guerre de Chamyl, celles des autres, au premier rang desquels son homonyme Chamyl Bassaïev né il y a une quarantaine d’années, sont d’abord des guerres de résistance au colon et à l’occupant. Derrière les bannières noires de l’imam, au côté de ses guerriers sacrés, les soufis mourids, ne se pressaient pas tous les musulmans. Du reste, Chamyl n’hésita pas à solliciter l’aide de la grande “infidèle” qu’était la reine Victoria. Les étiquettes religieuses, si prisées des combattants, des médias et des idéologues, hier comme aujourd’hui, viennent ensuite cacher la nature politique du conflit, le radicaliser, le pérenniser. Elles permettent à l’occupant, sous prétexte de réprimer le “terrorisme fondamentaliste,” de mener son injustifiable guerre d’extermination.

Jeter des ponts plutôt qu’ériger des murs ; mais en sommes-nous capables, à notre époque de “progrès et de droits de l’homme,” quand nous ne pouvons même plus imaginer les honneurs chevaleresques rendus jadis aux résistants par leurs ennemis colonisateurs : le triomphe fait à Chamyl à St-Pétersbourg en 1859, l’hospitalité donnée à Paris en 1852 au grand Abd el-Kader et sa cavalcade d’Algériens en burnous blancs ?

En nous peignant la fierté du vainqueur, le tsar Alexandre II, sur un tel ennemi, l’auteur des Sabres du Paradis évoque, comme Massignon, le devoir d’hospitalité, sacrée en Islam, sacrée sous le toit de l’Imam Chamyl. Son ample regard nous emmène bien au-delà des apparences matérielles de cette guerre : dans l’éclat des sabres, elle nous fait entrevoir les réalités les plus spirituelles. Sans nul doute, ses lecteurs d’aujourd’hui comprendront pourquoi ce livre reste à ses yeux son chef d’oeuvre.

En préface (tous droits réservés) à la réédition de Lesley Blanch, Les Sabres du Paradis, traduction Jean Lambert, Paris, 2004

Notes

[1τῆς σῆς λατρείας τὴν ἐμὴν δυσπραξίαν,σαφῶς ἐπίστασ’, οὐκ ἂν ἀλλάξαιμ’ ἐγώ. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 966-7

[2Voir Claire Mouradian, « Les Russes au Caucase », in Le livre noir du colonialisme, Paris 2003, notamment pp. 401-4. Abd el-Kader et Chamyl ont d’ailleurs entretenu une correspondance.

[3Phrase censurée par l’éditeur lors de la parution.


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