Guillaume Villeneuve, traducteur
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Traité d’Utrecht et Compagnie des Mers du Sud

samedi 2 février 2008, par Guillaume Villeneuve


En 1713, le Traité d’Utrecht, nom hollandais pour une paix latine, faisait plusieurs cadeaux à l’Angleterre : deux lieux d’où commander la Méditerranée, Gibraltar et Minorque ; Terre-Neuve et la Nouvelle-Ecosse, deux déserts de glace comme dirait Voltaire pour qualifier le Canada ; et le plus grand cadeau, l’Eldorado du commerce aux yeux des contemporains, le contrat sans cesse recherché, l’asiento pour déporter des esclaves et quelques autres marchandises, vers les Indes espagnoles. Peu importait le souvenir des banqueroutes des précédents contractants : la satisfaction ressentie en Angleterre était entière.

L’architecte de ce triomphe britannique était lord Lexington, l’ambassadeur d’Angleterre à Madrid, conseillé par un expert commercial, un ami de Bolingbroke le Jacobite, Manuel Manasses Gilligan, qui devait désormais percevoir 7,5% des profits, très certainement reversés à son patron, Lexington. Ce dernier, partisan des Stuarts, aurait sans doute joué un rôle dans le nouveau régime si un Stuart était monté sur le trône en 1714.

Le gouvernement anglais vendit comme prévu le monopole, contre sept millions et demi de livres sterling, à la Compagnie des Mers du Sud (South Sea Company), conglomérat créé deux ans plus tôt par les Tories pour contrer une Banque d’Angleterre d’inspiration Whig, et plus précisément pour exporter des marchandises à perpétuité vers l’empire espagnol. Par “mers du Sud”, on entendait le Pacifique mais aussi le littoral atlantique de l’Amérique du Sud. Robert Harley, alors Chancelier de l’Échiquier, en réalité Premier ministre, fut le premier gouverneur de la nouvelle compagnie. On installa son siège, South Sea House, au cœur de la City de Londres, au coin de Threadneedle Street et de Bishopgate. On espérait que la dette nationale serait vite épongée par la Traite espagnole prospère ; c’est ainsi que neuf millions de livres de valeurs d’État non provisionnées furent autoritairement échangés contre des actions de la Compagnie des Mers du Sud. [1]

Le génie présidant à ce consortium, “le chef d’œuvre du comte d’Oxford”, était un chevalier d’industrie, John Blunt, fils d’un cordonnier baptiste de Rochester, qui avait fait fortune en fabriquant des lames d’épée et avait heureusement épousé la fille d’un directeur de la Royal African Company (RAC), Richard Craddocke. On disait de lui qu’il vivait avec son livre de prières dans la main gauche et un prospectus de la Compagnie dans la droite sans que l’une sût ce que faisait l’autre. Daniel Defoe écrivit un vigoureux pamphlet en faveur de la création de la Compagnie. “Jamais il n’y eut de mémoire d’homme une entreprise aussi importante,” dit-il sans mentionner une seule fois l’objet principal de ladite entreprise dans ses quarante pages. (On a prétendu que l’idée de la Compagnie germa dans son cerveau). [2]

Une retraite aux flambeaux à travers Londres accueillit la nouvelle de la concession. Les beaux jours étaient de retour, semblait-il ! Le discours de la reine Anne au Parlement, le 6 juin 1712, avait annoncé ce moment : “J’ai insisté et obtenu que l’asiento ou contrat permettant de fournir les Indes occidentales d’Espagne en nègres nous appartienne pour trente ans.”

L’événement était particulièrement important pour Londres, avec ses centaines de sociétés par actions, ses agioteurs, ses 200 cafés, ses quelque 5000 marchands aux beaux comptoirs, ses importantes communautés étrangères (huguenots, Hollandais, Allemands et Écossais) ses dix-huit journaux, ses innombrables pamphlétaires, son inventivité et sa remarquable propension à la fièvre spéculatrice.

[...]

Outre le mystérieux Manasses Gilligan (derrière lequel se cache sans doute Bolingbroke) se détachait d’abord, parmi ceux qui comptaient profiter du nouveau dispositif, la reine Anne, grâce à son considérable portefeuille. À sa mort, en 1714, son successeur le roi Georges Ier recueillit ses actions, en ajouta davantage, de même que son héritier le prince de Galles qui devint gouverneur de la Compagnie en 1715 à la suite de la destitution de Harley. Après une querelle de famille, en 1718, le roi s’attribua lui-même ce gouvernorat : “Vous vous rappelez comment on disait de la Compagnie des Mers du Sud qu’elle était le mioche de Lord Oxford,” écrivit la duchesse d’Ormonde à Jonathan Swift qui avait aussi des actions, “à présent, le roi l’a adopté et l’appelle son enfant bien aimé”. (L’investissement le plus prudent de l’écrivain, selon son biographe, était l’achat de 500 livres d’actions de la Compagnie). [3]. En 1720, on mit sur pied un mécanisme subtil qui permettrait aux deux filles naturelles du roi par sa maîtresse allemande, Mélusine, duchesse de Kendale (surnommée le “mât de cocagne” du fait de son excessive maigreur) de toucher 120 livres pour chaque point de cotation supplémentaire du cours de l’action.

Les directeurs de la Compagnie (qui s’enrichiraient considérablement) comptaient John Blunt, l’instigateur de toute l’entreprise, des politiciens comme Bolingbroke et plus tard le duc d’Argyll ou Edward Gibbon, grand-père de l’historien. Autre fascinant directeur, Sir John Lambert, financier huguenot en exil qui passait facilement la Manche et avait des intérêts dans la Traite nantaise comme dans celle de Londres. Les actionnaires possédant plus de 10 000 livres de valeurs étaient notamment le comte de Halifax, fondateur de la Banque d’Angleterre ; le politicien James Craggs ; le premier président de la Cour de cassation, Sir Joseph Jekyll - et après 1719, le duc de Chandos, scandaleux financier mais bon administrateur qui avait organisé les fournitures de l’armée durant les guerres de Marlborough. Au nombre des actionnaires moins importants, on trouve Defoe, Sir Godfrey Kneller (portraitiste de tous ses camarades investisseurs) comme Sir Isaac Newton. [4]

La Compagnie des Mers du Sud ne fut pas un aussi grand succès qu’on l’avait espéré.

[...]

Enfin, châtiment de chaque triomphe rapide dans l’histoire de la nouvelle compagnie esclavagiste, survint la spéculation de l’actionnariat en 1720. Change Alley, la rue Quincampoix londonienne, connut ses journées les plus folles. L’affaire est particulièrement intéressante pour l’historien de la Traite des Noirs en ce que la liste des actionnaires de la soi-disant Third Money Subscription de 1720 est un véritable annuaire de l’Angleterre d’alors. L’essentiel de la Chambre des Communes (462 membres) et 100 membres de la Chambre des Lords (soit la moitié des 200 pairs) y figurent. Dont par exemple le poète Alexander Pope, l’architecte Sir John Vanbrugh, John Gay et toute la famille royale, y compris les bâtards. Le Speaker (président) de la Chambre des Communes, le Black Rod de la Chambre haute et le Lord Chancelier se trouvent tous sur la liste ; certains Français distingués furent également introduits par le raffiné Sir John Lambert. Le canton suisse de Berne détenait une grosse quantité d’actions de la Compagnie des Mers du Sud - investissement inhabituel dans la Traite. De même que le King’s College de Cambridge et Lady Mary Wortley Montagu. Quant à savoir si toutes ces personnes avaient conscience que l’objet principal de la Compagnie était de déporter des hommes vers l’empire espagnol, c’est loin d’être certain. Mais tous auraient été d’avis, comme les rois Charles II et Jacques II, eussent-ils réfléchi à la question, qu’il valait mieux que des esclaves noirs travaillent pour des chrétiens aux Amériques que pour des princes impies en Afrique. Lady Mary Wortley Montagu avait vécu en Orient et jugé favorablement, si l’on en croit son biographe, l’esclavage (certes différent) qui y était pratiqué. [5]

Plusieurs investisseurs gagnèrent force argent avant la banqueroute finale, parmi eux la duchesse de Kendal, maîtresse du roi, et le libraire philanthrope Thomas Guy qui détenait en 1720 jusqu’à 45 000 livres des actions originelles. Quand leur prix s’éleva jusqu’à 300 livres, il commença à vendre et vendit sa dernière action à 600 livres. Avec la fortune ainsi accumulée, il put laisser de l’argent à son hospice destiné aux “plus pauvres et malades d’entre les pauvres”.

Mais la plupart des gens eurent moins de chance car l’action montée jusqu’à 1000 livres en juin 1720 n’en valait plus que 180 en septembre. Les banques, les directeurs, les grandes compagnies d’assurance, les hommes d’État, les aristocrates virent s’effondrer leur rêve de fortune. Certains des personnages les plus puissants furent ruinés, au premier rang desquels le duc de Portland, fils de la favorite de Guillaume III, qui dut solliciter ensuite un gouvernorat colonial. Son transport à la Jamaïque, principal entrepôt d’esclaves de la Compagnie, pouvait être considéré comme un dénouement approprié. L’autre grand entrepôt anglais, la Barbade, convint aussi bien à un autre lord ruiné, Lord Bellhaven, qui perdit hélas la vie quand le navire de la Compagnie, le Royal Anne, qui l’emmenait vers ses nouvelles fonctions, sombra au large des Îles Scilly. Sir Isaac Newton perdit 20 000 livres et ne voulut plus entendre, dit-on, les mots “Mers du Sud” durant tout le reste de sa vie distinguée.

Extrait du chapitre 13 de la Traite des Noirs, Paris, 2006

Notes

[1Elizabeth Donnan, "Early Days of the South Sea Company", Journal of Economic and Business History II (3), mai 1930. Voir Victoria G. Sorsby, British Trade with Spanish America Under the Asiento, 1713-1740, thèse de Ph. D., université de Londres, 1975.

[2Daniel Defoe, "An Essay on the South Sea Trade" (Londres, 1711)

[3Cit. Lord Erleigh, The South Sea Bubble (Londres, 1935), p. 36 ; pour Swift, voir Irwin Ehrenpreis, Swift, The Man, His Works and The Age, (Londres, 1983, 2e édition)

[4Le meilleur ouvrage, et de loin, sur la Bulle est celui de John Carswell (Londres, 1993).

[5Robert Halsband, The Life of Lady Mary Wortley Montagu, (Oxford, 1956), p. 85.


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