Guillaume Villeneuve, traducteur
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Le Déclin et la Chute

mercredi 12 décembre 2007, par Guillaume Villeneuve


Il reste que l’historien du Déclin et de la Chute ne doit pas regretter le temps ni la dépense engloutis dans ce voyage [en Italie] puisque c’est la découverte de l’Italie et celle de Rome qui décidèrent du choix de mon sujet. Le lieu et le moment de la conception sont notés dans mon Journal : le 15 octobre 1764, à la tombée du soir, tandis que j’écoutais, songeur, dans l’église des Zoccolanti les frères de Saint François chanter vêpres dans le Temple de Jupiter sur les ruines du Capitole. Mon plan originel, cependant, se limitait à la chute de la Ville plutôt qu’à celle de l’Empire ; et bien que mes lectures et réflexions commençassent à toutes se tourner dans cette direction, plusieurs années, de nombreuses autres occupations intervinrent avant que je ne m’engage sérieusement dans l’exécution de cet exigeant ouvrage.

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Sitôt affranchi de ma stérile étude des révolutions suisses, j’entrepris plus sérieusement (1768) d’ordonner la forme et de recueillir les matériaux de ma décadence romaine, dont les limites et la portée m’apparaissaient encore très mal. Les classiques, aussi tardifs que Tacite, Pline le Jeune et Juvénal étaient mes vieux compagnons familiers. Je plongeai témérairement dans l’océan de l’Histoire Auguste, examinai, dans les séries ultérieures, la plume à la main presque toujours, les textes originaux, tant grecs que latins, de Dion Cassius à Ammien Marcellin, depuis le règne de Trajan jusqu’au dernier siècle des Césars d’Occident. Je projetai les lumières auxiliaires de la numismatique et de l’épigraphie, de la géographie et de la chronologie sur leurs terrains particuliers ; j’utilisai enfin les recueils de Tillemont, dont l’inimitable exactitude ressortit presque au génie, pour établir et arranger à ma portée les atomes fluctuants et éparpillés de l’information historique. Je m’aventurai dans l’obscurité du Moyen Âge grâce aux Annales et Antiquités de l’Italie du savant Muratori ; je les rapprochai soigneusement des lignes transversales ou parallèles de Sigonius et Maffei, Baronius et Pagi jusqu’à être presque en mesure de palper les ruines de Rome au XIVe siècle, sans me douter que je n’arriverais à cet ultime chapitre qu’après un labeur de six in-4° et vingt années. Parmi les livres que j’acquis, je dois un souvenir reconnaissant au Code de Théodose commenté par James Godefroy. Je m’en servis (et beaucoup, en vérité) davantage comme un ouvrage historique que de jurisprudence : à tous égards, en effet, on peut le tenir comme un ample condensé de l’état politique de l’Empire au IVe et au Ve siècle. Considérant alors - je le crois encore aujourd’hui - que l’évangélisation et le triomphe de l’Église sont inséparablement liés au déclin de la monarchie romaine, j’évaluai les causes et les effets de la révolution, comparai les récits et les plaidoyers des chrétiens aux regards de candeur ou de haine que les païens eux-mêmes jetaient sur la secte conquérante. Les témoignages juifs et chrétiens, tels que les a recueillis et expliqués le Dr Lardner, orientèrent ma recherche des textes originaux sans la remplacer ; dans une longue dissertation sur l’obscurité miraculeuse de la Passion, je tirai mes conclusions personnelles du silence d’un siècle incroyant. J’ai rassemblé les études préparatoires qui se rapportent directement ou indirectement à mon histoire ; le strict respect de la chronologie obligerait à les placer au-delà de cette période de ma vie, au cours des deux étés (1771 et 1772) qui s’écoulèrent entre la mort de mon père et mon installation à Londres.

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1773, février - À peine fus-je installé dans ma maison et ma bibliothèque que j’entrepris la composition du premier volume de mon Histoire. Pour commencer, tout était sombre et douteux : le titre même de l’ouvrage, les véritables limites du Déclin et de la Chute de l’Empire, les bornes de l’introduction, et l’ordre du récit ; à plus d’une reprise, j’hésitai à rejeter le produit de sept ans de labeur. Le style d’un auteur doit refléter son esprit cependant que le goût et la maîtrise du langage sont les fruits de l’exercice. Je dus procéder à plus d’un essai avant de trouver un ton intermédiaire entre la chronique ennuyeuse et la déclamation rhétorique ; je m’y repris à trois fois pour composer le premier chapitre et deux fois le deuxième et le troisième avant d’être à peu près satisfait du résultat. Par la suite, j’avançai d’un pas plus égal et dégagé ; mais quant aux quinzième et seizième chapitres, trois révisions successives les ont réduits de la taille d’un gros volume à leurs dimensions présentes ; on pourrait encore les condenser sans nuire à la description des faits comme aux sentiments exprimés. On peut en revanche trouver un défaut à l’exposé rapide et superficiel des premiers règnes depuis Commode jusqu’à Alexandre-Sévère, défaut que seul M. Hume m’a fait remarquer, lors de son ultime voyage à Londres. Semblable oracle devrait être écouté et suivi avec une dévotion rationnelle : mais je me lassai vite de l’humble habitude qui consiste à lire son manuscrit à ses amis. De ces derniers, certains louent par politesse et d’autres critiquent par vanité. L’auteur lui-même est le meilleur juge de son propre travail : personne qui n’ait plus profondément médité sur le sujet, qui ne soit aussi sincèrement concerné par la fortune critique de l’ouvrage.

Mémoires, Paris, 1992, épuisé, tous droits réservés.


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