Guillaume Villeneuve, traducteur
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Le récit de ma vie

dimanche 2 décembre 2007, par Guillaume Villeneuve

Les sept premiers chapitres du Narrative of my Life


Chapitre I

Je suis né à Tuckahoe, près de Hillsborough, à environ vingt kilomètres d’Easton, dans la campagne de Talbot, dans l’Etat de Maryland. Je ne sais pas exactement mon âge, faute d’avoir vu un acte authentique l’enregistrant. La plus grande partie des esclaves sont à peu près aussi informés de leur âge que les chevaux du leur et c’est bien le souhait de la plupart des maîtres, à ma connaissance, que leurs esclaves soient à ce point ignorants. Je ne me rappelle pas avoir jamais rencontré un esclave qui puisse me dire quand tombait son anniversaire. Il est rare qu’ils aient d’autres notions du temps que celui des semailles, de la récolte, des cerises, du printemps ou de l’automne. Manquer d’information au sujet de ma propre mesure du temps a toujours été un motif d’affliction pour moi, même durant mon enfance. Les enfants blancs pouvaient dire leur âge. Je ne pouvais m’expliquer pourquoi il fallait me priver de ce privilège. On m’interdit de poser des questions à mon maître à ce sujet. Il jugeait déplacées et impertinentes toutes les questions de ce type de la part d’un esclave et qu’elles prouvaient un esprit indiscipliné. L’estimation la plus correcte que je puisse faire me donnerait entre vingt-sept et vingt-huit ans. C’est ce que je déduis d’avoir entendu mon maître dire, un jour de 1835, que j’avais environ dix-sept ans.

Ma mère s’appelait Harriet Bailey. Elle était fille d’Isaac et Bethsey Bayley, tous deux de couleur, et elle était très foncée. Elle était d’une complexion plus sombre que ma grand-mère ou mon grand-père.

Mon père était blanc. Tous ceux que j’ai jamais entendus parler de mon ascendance le disaient tel. On chuchotait aussi que mon maître et mon père ne faisaient qu’un ; mais j’ignore tout de la justesse de cette opinion ; je n’avais nul moyen de la vérifier. Ma mère et moi fûmes séparés alors que je n’étais qu’un nourrisson - avant que je sache qu’elle était ma mère. C’est une coutume bien établie, dans cette région du Maryland d’où je me suis enfui, de retirer les enfants à leurs mères en très bas âge. Très souvent, avant que l’enfant ait atteint son douzième mois, sa mère lui est enlevée et louée dans quelque ferme fort éloignée tandis qu’on abandonne l’enfant aux soins d’une vieille femme, trop vieille pour travailler aux champs. Pourquoi procède-t-on à cette séparation, je l’ignore, à moins qu’il ne s’agisse d’empêcher le développement de l’affection filiale tout en émoussant et détruisant l’amour maternel naturel. C’est forcément ce qui en résulte.

Je n’ai jamais vu ma mère, en sachant que c’était elle, plus de quatre ou cinq fois dans ma vie ; chaque fois, ce fut pour très peu de temps et la nuit. Elle avait été louée par un M. Stewart qui habitait à environ vingt kilomètres de chez moi. Elle voyageait pour me voir en pleine nuit, à pied tout au long, après avoir travaillé la journée entière. Elle était manœuvre aux champs et le fouet est le châtiment de qui n’est pas à son poste au lever du soleil, à moins que l’esclave n’ait une permission spéciale de son maître ou de sa maîtresse - permission rarement accordée et qui vaut à celui qui l’octroie la réputation d’être un bon maître. Je ne me souviens pas d’avoir jamais vu ma mère en plein jour. Elle passait la nuit avec moi. Elle s’étendait près de moi et m’aidait à m’endormir et longtemps avant mon réveil elle était partie. Nous ne communiquâmes que très peu. La mort mit vite un terme aux rapports que nous avions pu avoir durant sa vie, comme à ses tourments et ses souffrances. Elle mourut alors que j’avais à peu près sept ans, sur l’une des fermes de mon maître, près de Lee’s Mill. On ne me permit pas d’assister à sa maladie, ni à sa mort, ni à son enterrement. Elle était morte bien avant que j’en sache quoi que ce soit. Faute d’avoir joui, dans une mesure suffisante, de sa présence apaisante, de ses soins tendres et attentifs, j’accueillis la nouvelle de sa mort avec l’émotion que j’aurais sans doute ressentie en apprenant la mort d’une inconnue.

Ainsi rappelée dans l’autre monde, elle me laissa sans la moindre idée de l’identité de mon père. La rumeur que mon maître était mon père pouvait être vraie ou fausse ; vraie ou fausse, elle n’a que peu d’incidence sur mon projet, mais elle établit avec la plus odieuse clarté que les propriétaires d’esclaves ont ordonné, et institué en droit, que les enfants de femmes esclaves occuperont dans tous les cas la condition de leurs mères ; cette décision vise manifestement à satisfaire leurs plaisirs et à rendre la satisfaction de leurs désirs pervers aussi profitable qu’agréable ; grâce à cet habile dispositif, l’esclavagiste, dans de nombreux cas, occupe vis-à-vis de ses esclaves la double position de maître et de père.

J’ai connaissance de telles situations ; et il n’est pas indifférent que ces esclaves supportent toujours de plus graves tribulations et aient plus à endurer que les autres. Pour commencer, ils constituent une offense permanente pour leur maîtresse. Elle est toujours prête à leur trouver des fautes ; il est rare qu’ils puissent la satisfaire ; rien ne la contente davantage que de les voir fouetter, surtout lorsqu’elle soupçonne son mari d’avoir pour ses enfants mulâtres des faveurs qu’il refuse à ses esclaves noirs. Le maître en est souvent réduit à vendre ces esclaves, par égard aux sentiments de sa femme blanche, et quelque cruelle que puisse sembler cette action - qu’un homme vende ses enfants à des marchands de chair humaine - c’est souvent l’humanité qui le lui recommande ; car dans le cas contraire, il devra non seulement les fouetter personnellement mais il devra regarder son fils blanc attacher son frère, un peu plus foncé que lui, et manier la cravache sanguinolente sur son dos nu ; qu’il murmure un mot désapprobateur et on l’attribuera à sa partialité paternelle, ce qui aggravera les choses, pour lui comme pour l’esclave qu’il voudrait protéger et défendre.

Chaque année engendre des multitudes de cette sorte d’esclaves. C’est sans doute parce qu’il avait conscience de ce fait qu’un grand politicien du Sud a prédit la chute de l’esclavage à cause des lois inévitables de la démographie. Que cette prophétie se vérifie ou pas, il est toutefois clair qu’une classe de gens fort différents d’aspect apparaît au Sud, et y est toujours maintenue en esclavage, différente de celle amenée à l’origine d’Afrique ; et si leur augmentation n’a pas d’autre effet bénéfique, elle ôtera à tout le moins sa validité à l’argument que Dieu a maudit Cham et qu’en conséquence l’esclavage américain est juste. Si les descendants en ligne directe de Cham sont les seuls dont l’Ecriture enjoigne l’asservissement, il est indubitable que l’esclavage américain deviendra bientôt anti-scripturaire ; car des milliers d’êtres comme moi viennent chaque année au monde qui doivent leur existence à des pères blancs, lesquels sont le plus souvent leurs propres maîtres.

J’ai eu deux maîtres. Le premier s’appelait Anthony. Je ne me rappelle pas son prénom. On l’appelait en général le Capitaine Anthony - titre qu’il devait je suppose au commandement d’un bateau dans la baie de Chesapeake. On ne le tenait pas pour un riche propriétaire d’esclaves. Il possédait deux ou trois fermes, et environ trente esclaves. Ses femmes et ses esclaves étaient confiés à un commandeur. Celui-ci s’appelait Plummer. C’était un misérable ivrogne, un blasphémateur et un monstre sauvage. Il se promenait partout avec un nerf de bœuf et un lourd gourdin. Je l’ai vu fendre et déchirer les têtes des femmes de manière si horrible que le maître lui-même était enragé par sa cruauté et le menaçait de le fouetter s’il ne se maîtrisait pas. Le maître, cependant, n’était pas un propriétaire d’esclaves humain. Il fallait que le commandeur eût montré une barbarie extraordinaire pour qu’il s’en émeuve. C’était un homme cruel, endurci par une longue vie de possesseur d’esclaves. Il semblait parfois prendre grand plaisir à fouetter un esclave. J’ai souvent été réveillé à l’aube par les hurlements les plus déchirants d’une de mes tantes qu’il aimait attacher à une poutre pour lui fouetter le dos jusqu’à ce qu’elle fût littéralement couverte de sang. Nul mot, nulle larme, nulle prière émis par sa victime sanguinolente qui puisse détourner son cœur de fer de son projet sanglant. Plus fort elle criait, plus fort il fouettait ; c’était là où le sang coulait le plus vite qu’il fouettait le plus longtemps. Il la fouettait pour la faire crier et la fouettait pour la faire taire et ce n’est que vaincu par la fatigue qu’il cessait de manier son nerf de bœuf couvert de caillots. Je me rappelle la première fois où j’assistai à cet horrible spectacle. J’étais encore enfant mais je m’en souviens bien. Ce sera la dernière chose que j’oublierai. Ce fut la première d’une longue série d’atrocités dont j’étais condamné à être témoin et partie prenante. Elle me frappa avec une force terrible. C’était le portail maculé de sang, l’entrée de l’enfer de l’esclavage que j’étais sur le point de franchir. Ce fut un spectacle affreux. J’aimerais pouvoir décrire les sentiments qu’il m’inspira.

Cet événement se produisit très peu de temps après mon établissement chez mon vieux maître et dans les circonstances suivantes. La tante Hester sortit une nuit - où et pourquoi je l’ignore - et ne se trouva pas là lorsque mon maître la demanda. Il lui avait ordonné de ne pas sortir le soir et l’avait prévenue qu’il ne devrait jamais la surprendre en compagnie d’un jeune homme qui s’intéressait à elle et appartenait au Colonel Lloyd. Le jeune homme s’appelait Ned Roberts, et on l’appelait en général Lloyd’s Ned. Quant aux raisons pour lesquelles le maître pouvait tant se soucier d’elle, il vaut mieux ne pas les approfondir. C’était une femme d’allure noble, aux gracieuses proportions, dont la beauté était rarement égalée et encore moins surpassée par les femmes du voisinage, de couleur ou blanches.

La tante Hester avait non seulement désobéi à ses ordres en sortant mais on l’avait trouvée en compagnie de Loyd’s Ned ; circonstance qui était, je m’en rendis compte à ce qu’il disait en la fouettant, son crime principal. Eût-il été un homme à la moralité irréprochable lui-même, on aurait pu admettre qu’il se souciât de protéger l’innocence de ma tante ; mais qui le connaissait ne pouvait lui attribuer aucune vertu de ce genre. Avant de fouetter tante Hester, il l’emmena dans la cuisine, la dénuda du cou jusqu’à la taille, laissant ses épaules et son dos entièrement dépouillés. Après quoi il lui dit de croiser les mains en l’appelant une f --- e p --- n. Après lui avoir lié les mains avec une forte corde il la conduisit vers un tabouret situé sous un gros crochet fixé à une poutre, crochet précisément destiné à cet office. Il la fit monter sur le tabouret et lia ses mains au crochet. Elle s’offrait tout entière, à présent, à son projet infernal. Ses bras étaient tendus au maximum de sorte qu’elle reposait sur la pointe des pieds. Puis il lui dit “Maintenant, espèce de f --- e p ---n, je vais t’apprendre à me désobéir !” et il remonta ses manches ; il commença à appliquer le lourd nerf de bœuf et bientôt le sang chaud et rouge (au milieu de ses cris déchirants à elle et d’abominables blasphèmes de sa part à lui) se mit à dégouliner sur le sol. J’étais si terrifié, horrifié par ce spectacle que je me cachai dans un placard sans oser en sortir bien après la fin du supplice. Je m’attendais à ce que mon tour suive. C’était entièrement nouveau pour moi. Je n’avais jamais rien vu de tel. J’avais toujours vécu avec ma grand-mère à la lisière de la plantation où on lui confiait l’éducation des enfants des plus jeunes femmes. Les scènes sanglantes qui avaient souvent lieu sur la plantation m’avaient échappé jusqu’alors.

Chapitre II

La famille de mon maître comprenait deux fils, Andrew et Richard ; une fille, Lucretia et son mari le Capitaine Thomas Auld. Ils vivaient dans un manoir, sur la plantation principale du Colonel Edward Lloyd. Mon maître était le régisseur du colonel. On aurait pu l’appeler le régisseur en chef. Je passai deux années de mon enfance sur cette plantation dans la famille de mon vieux maître. C’est là que j’assistai à la torture sanguinaire que j’ai rapportée ; et comme je reçus mes premières impressions de l’esclavage sur cette plantation, j’en ferai une description et celle de l’esclavage tel qu’il y était pratiqué. La plantation se trouve environ à vingt kilomètres au nord d’Easton, dans la campagne de Talbot, et sur les berges de la Miles River. On y cultivait surtout du tabac, du maïs et du blé. La production en était très abondante ; de sorte que, pour le produit de cette ferme et des autres qui lui appartenaient, le maître avait l’usage permanent d’un grand sloop pour les emporter au marché de Baltimore. Ce bateau était baptisé Sally Lloyd, en l’honneur d’une des filles du colonel. Le gendre de ce dernier, le capitaine Auld, en était le commandant ; l’équipage en était autrement constitué des esclaves du colonel. Ces derniers s’appelaient Peter, Isaac, Rich et Jake. Ils étaient fort estimés par leurs pairs et considérés comme les privilégiés de la plantation car ce n’était pas un petit avantage, à leurs yeux, que d’avoir le droit de voir Baltimore.

Le colonel Lloyd entretenait de trois à quatre cents esclaves sur sa plantation principale et en possédait encore beaucoup d’autres sur les fermes lui appartenant. Les plus proches de la plantation centrale étaient Wye Town et New Design. “Wye Town” était confiée à la gérance d’un certain Noah Willis. New Design, elle, était régie par un M. Townsend. Les commandeurs de ces fermes, comme de toutes les autres, dépassant la vingtaine, recevaient conseils et ordres des régisseurs de la plantation principale. C’est là que tous les conflits entre régisseurs étaient réglés. Si un esclave était convaincu de grave inconduite, devenait rétif ou faisait connaître son intention de s’enfuir, on l’amenait aussitôt à la plantation principale, on le fouettait sévèrement, on le mettait à bord du bateau et on le déportait à Baltimore pour le vendre à Austin Woolfolk ou à quelque autre marchand d’esclaves en guise d’avertissement pour les autres.

C’est là aussi que les esclaves de toutes les fermes recevaient leur pitance mensuelle et leurs vêtements annuels. Les esclaves, hommes et femmes, recevaient chaque mois huit livres de porc, ou l’équivalent en poisson, et un boisseau de farine de maïs. Leurs vêtements comprenaient, chaque année, deux chemises de grosse toile, un pantalon pour l’hiver, en tissu grossier de nègre, une paire de bas et une paire de chaussures ; l’ensemble ne pouvait coûter plus de sept dollars. L’allocation des enfants esclaves était remise à leurs mères ou aux vieilles femmes en prenant soin. Les enfants encore incapables de travailler aux champs n’avaient ni souliers, ni bas, ni vestes ou pantalons ; leurs seuls habits tenaient en deux chemises de grosse toile par an. Lorsqu’elles rendaient l’âme, ils allaient nus jusqu’à la prochaine distribution. Des enfants de sept à dix ans, des deux sexes, presque nus, se rencontraient en toute saison de l’année.

Il n’y avait pas de lit pour les esclaves, sauf si l’on considère qu’une couverture rêche vaut lit et de celle-ci seuls les hommes et les femmes disposaient. Cette privation n’est pourtant pas la plus grave. Les esclaves souffrent moins du manque de lits que du manque de sommeil ; en effet, après le travail des champs, la plupart d’entre eux doivent s’atteler à leur lavage, leur ravaudage, leur cuisine, en n’ayant que peu ou aucune des commodités ordinaires permettant de le faire, ce qui les oblige à distraire de nombreuses heures de sommeil pour se préparer au travail des champs du lendemain ; une fois cela fait, les vieux et les jeunes, les hommes comme les femmes, les époux et les célibataires, s’écroulent l’un à côté de l’autre sur le grand lit commun - le sol froid et humide - en se recouvrant de leurs misérables couvertures ; ils dorment ainsi jusqu’à l’appel du clairon du surveillant. A ce bruit, tous doivent se lever et se mettre en train pour les champs. Il ne peut y avoir de délai, chacun doit être à son poste ; et malheur à ceux qui n’entendent pas cet appel matinal ; s’ils ne sont pas réveillés par l’ouïe, ils le sont par le toucher ; l’âge comme le sexe ne constituent pas une protection. M. Severe, le commandeur, se tenait à la porte des dortoirs, armé d’une grosse badine de noyer et d’un lourd nerf de bœuf, prêt à frapper quiconque était assez malheureux pour ne pas entendre ou n’était pas prêt, pour toute autre raison, à partir aux champs au son du clairon.

M. Severe portait bien son nom : c’était un homme cruel. Je l’ai vu fouetter une femme en faisant couler le sang pendant une demi-heure ; et cela au milieu de ses enfants qui pleuraient et suppliaient qu’on épargne leur mère. Il semblait prendre plaisir à cette barbarie démoniaque. Outre sa cruauté, c’était un blasphémateur. L’entendre parler glaçait le sang et hérissait le poil de tout homme normal. C’est à peine si une seule de ses phrases ne commençait ou ne finissait par quelque horrible juron. Les champs offraient carrière à sa cruauté et à son impiété. Ils se transformaient en champs de sang et de blasphèmes. Du lever au coucher du soleil, il maudissait, tempêtait, tranchait et fouettait les esclaves des champs de la manière la plus atroce. Sa carrière fut brève. Il mourut peu de temps après mon arrivée chez le Colonel Lloyd ; il mourut comme il avait vécu, en prononçant entre ses râles d’affreuses malédictions et de terribles jurons. Les esclaves virent dans sa mort l’action d’une miséricordieuse providence.

M. Hopkins le remplaça. Il était très différent. Il était moins cruel, moins impie et faisait moins de bruit que M. Severe. Ses actions ne se distinguaient par aucune démonstration inhabituelle de cruauté. Il fouettait mais semblait n’y prendre aucun plaisir. Les esclaves l’appelaient un bon commandeur.

La plantation principale du colonel Lloyd avait l’aspect d’un village de campagne. On y effectuait toutes les opérations mécaniques pour l’ensemble des fermes. La fabrication des chaussures, leur réparation, la forge, la charronnerie, la chaudronnerie, le tissage, la meunerie, tout cela était l’œuvre des esclaves sur la plantation principale. Tout l’endroit bruissait d’activité, à la différence des fermes des environs. Le nombre des maisons, également, conspirait à lui donner l’avantage sur ces dernières. Les esclaves l’avaient baptisé la Ferme de la Grande Maison. On préférait peu de privilèges à celui d’être désigné pour faire une course dans cette dernière. On l’associait à la grandeur. Un député n’est pas plus fier de son élection à un siège du Congrès des Etats-Unis qu’un esclave de l’une des fermes excentrées ne l’était d’être choisi pour faire des courses à la Ferme de la Grande Maison. Ils y voyaient la preuve d’une grande confiance témoignée par les surveillants ; et c’est pour cette raison, de même que le désir permanent de quitter le champ et la menace du fouet du surveillant, qu’ils y voyaient un grand privilège, méritant qu’on œuvrât soigneusement dans ce but. Le garçon recevant le plus fréquemment cet honneur était jugé le plus intelligent et le plus sûr. Les aspirants à cet honneur cherchaient aussi ardemment à plaire aux commandeurs que les carriéristes des partis politiques cherchent à plaire et tromper le peuple. On retrouvait chez les esclaves du colonel Lloyd les traits exacts des esclaves des partis politiques.

Les esclaves désignés pour aller à la Ferme de la Grande Maison pour leur pitance mensuelle et celle de leurs camarades étaient particulièrement enthousiastes. En chemin, ils faisaient résonner les vieux bois denses, à des kilomètres à la ronde, de leurs chants sauvages, qui révélaient à la fois la plus grande joie et la tristesse la plus profonde. Ils composaient et chantaient en marchant, improvisant sans souci du rythme ni de la mélodie. La pensée était exprimée sitôt née - sinon dans les mots du moins dans le son ; aussi souvent par l’un que par les autres. Il leur arrivait d’exprimer le sentiment le plus pathétique par la mélodie la plus extatique et le sentiment le plus extatique par la mélodie la plus pathétique. Ils parvenaient à insérer une mention de la Ferme de la Grande Maison dans chacune de leurs chansons. Surtout lorsqu’ils quittaient leur ferme. Ils chantaient alors avec la plus grande exultation les mots suivants :

“Je m’en vais à la Ferme de la Grande Maison
Oh oui, oh oui ! Oh !”

Ils chantaient ces mots en chœur, avec d’autres paroles qui auraient paru un jargon sans signification à beaucoup mais qui étaient malgré tout pleines de sens pour eux. Il m’est arrivé de penser que la simple audition de ces chants aurait fait davantage pour convaincre certains esprits de l’horrible caractère de l’esclavage que ne le pourrait la lecture de volumes entiers de philosophie sur le sujet.

Quand j’étais esclave, je ne comprenais pas la signification profonde de ces chants brutaux et apparemment incohérents. J’étais moi-même dans le bain ; je ne voyais ni n’entendais la même chose que ceux se trouvant en dehors. Ils racontaient une histoire de malheur qui échappait alors tout à fait à ma faible compréhension ; c’étaient des notes sonores, longues, profondes ; elles exhalaient la prière et la plainte d’âmes brûlant de l’angoisse la plus amère. Chacune était un témoignage contre l’esclavage et une prière adressée à Dieu pour s’en voir ôter les chaînes. Entendre ces notes sauvages me déprimait toujours et m’emplissait d’une tristesse ineffable. Je me suis souvent retrouvé en larmes en les entendant. Le simple souvenir de ces chants, même aujourd’hui, m’afflige ; et comme j’écris ces lignes, mon émotion s’est déjà frayée un chemin sur mes joues. C’est à ces chants que j’attribue mon début de compréhension du caractère déshumanisant de l’esclavage. Je ne saurais oublier cette découverte. Ces chants continuent de me hanter, pour renforcer ma haine de l’esclavage, aiguillonner ma compassion pour mes frères enchaînés. Que celui qui souhaite percevoir les effets déspiritualisants de l’esclavage se rende sur la plantation du Colonel Lloyd et qu’il s’enfonce dans les profonds bois de pins le jour de la distribution des rations ; qu’il analyse alors, faisant silence, les sons qui lui transperceront l’âme - s’il n’en est pas marqué, ce sera seulement parce qu’il “n’y a pas de chair dans son cœur durci.”

J’ai souvent été profondément surpris, depuis mon arrivée dans le nord, de trouver des gens qui pouvaient voir dans les chants des esclaves une preuve de leur satisfaction et de leur bonheur. Il est impossible de faire une plus grande erreur. Les esclaves ne chantent jamais autant que lorsqu’ils sont profondément malheureux. Les chants de l’esclave traduisent les chagrins de son cœur ; ils le soulagent comme les larmes soulagent le cœur meurtri. C’est du moins mon expérience. J’ai souvent chanté pour noyer ma tristesse, mais rarement pour exprimer ma joie. Pleurer de joie comme chanter de joie m’étaient également inconnus lorsque j’étais dans les mâchoires de l’esclavage. On pourrait tout aussi bien interpréter les chants d’un homme abandonné sur une île désolée comme une marque de satisfaction et de bien-être que les chants de l’esclave ; les chants de l’un et de l’autre sont suscités par la même émotion.

Chapitre III

Le colonel Lloyd avait un vaste jardin, bien cultivé, qui occupait quatre hommes, outre le chef-jardinier (M. M’Durmond) quasi en permanence. Ce jardin était sans doute le plus grand atout de la propriété. Au cours des mois d’été, les gens venaient de près et de loin - de Baltimore, d’Easton et d’Annapolis - pour le voir. Il abondait en fruits de presque toute nature, de la pomme rude du nord à l’orange délicate du sud. Ce jardin n’était pas la moindre source de problèmes sur la plantation. Ses excellents fruits offraient une terrible tentation aux bandes affamées de garçonnets, comme aux esclaves plus âgés appartenant au colonel dont seuls un petit nombre avait assez de vertu ou de vice pour y résister. Il ne se passait presque pas de jour, durant l’été, qu’un esclave ne dût recevoir le fouet pour avoir volé du fruit. Le colonel devait avoir recours à toutes sortes de stratagèmes pour tenir ses esclaves à l’écart du jardin. Le dernier, le meilleur, consista à enduire de goudron toute la clôture ; si l’on surprenait un esclave avec du goudron sur le corps, c’était considéré comme une preuve suffisante qu’il avait pénétré au jardin ou tenté d’y entrer. Dans l’un et l’autre cas, il était sévèrement fouetté par le jardinier en chef. Ce plan fonctionnait bien ; les esclaves redoutèrent autant le goudron que le fouet. Ils parurent comprendre l’impossibilité de toucher le goudron sans être souillé.

Le colonel entretenait également un superbe équipage. Son écurie et son hangar à voitures évoquaient certains des établissements de louage de nos grandes villes. Ses chevaux étaient très beaux et du plus noble lignage. Le hangar contenait trois superbes carrosses, trois ou quatre cabriolets, outre des charrettes légères et des barouches suprêmement à la mode.

Le domaine de l’écurie était confié aux soins de deux esclaves - le vieux et le jeune Barney, le père et le fils. S’en occuper était leur seul travail. Mais ce n’était en aucune façon un emploi facile ; en effet, rien ne suscitait davantage la maniaquerie du colonel Lloyd que l’entretien de ses chevaux. Le plus léger manque d’attention était impardonnable et valait à ceux qui en avaient la garde le châtiment le plus sévère ; aucune excuse ne pouvait les protéger si le colonel soupçonnait seulement un manque d’égard pour ses chevaux - soupçon auquel il s’abandonnait souvent et qui rendait bien sûr fort éprouvante la tâche du vieux et du jeune Barney. Ils ne pouvaient jamais être assurés d’échapper à la punition. Ils étaient souvent fouettés quand ils le méritaient le moins et échappaient au fouet quand ils le méritaient le plus. Tout dépendait de l’aspect des chevaux et de l’état d’esprit du colonel Lloyd lorsqu’on lui amenait ses bêtes. Qu’un cheval ne se déplace pas assez vite, qu’il ne tienne pas la tête assez haut, c’était dû à une faute de ses gardiens. Il était pénible de se tenir près de la porte de l’écurie et d’entendre les divers reproches adressés aux gardiens quand on emmenait le cheval en promenade. “Ce cheval a été maltraité. On ne l’a pas assez bouchonné et étrillé, ou on l’a mal nourri ; sa nourriture était trop humide ou trop sèche ; il l’a eue trop tôt ou trop tard ; il a eu trop chaud ou trop froid ; on lui a trop donné de foin et pas assez d’avoine ; ou il a eu trop d’avoine et pas assez de foin ; le vieux Barney s’est à tort déchargé du soin de ce cheval sur son fils.” A tous ces reproches, quelle qu’en fût l’injustice, l’esclave ne devait jamais répondre. Le colonel Lloyd ne tolérait pas la contradiction de la part d’un esclave. Lorsqu’il parlait, l’esclave devait rester debout, écouter et trembler. J’ai vu le colonel Lloyd obliger le vieux Barney, homme qui avait entre cinquante et soixante ans, découvrir sa tête chauve, s’agenouiller sur le sol humide et froid et recevoir sur ses épaules nues et usées par le labeur plus de trente coups de fouet à la fois. Le colonel Lloyd avait trois fils, Edward, Murray et Daniel, et trois gendres, M. Winder, M. Nicholson et M. Lowndes. Tous habitaient la Ferme de la Grande Maison et goûtaient au luxe de fouetter les domestiques si tel était leur plaisir, depuis le vieux Barney jusqu’au cocher, William Wilkes. J’ai vu Winder placer un des domestiques de la maison à la bonne distance pour n’être touché que par le bout du fouet : à chaque coup, il lui laissait de grandes stries sur le dos.

Décrire la richesse du colonel Lloyd reviendrait presque à décrire les richesses de Job. Il avait de dix à quinze domestiques. On disait qu’il possédait mille esclaves et je pense que cette estimation est proche de la vérité. Le Colonel en possédait tellement qu’il ne les reconnaissait pas lorsqu’il les voyait ; du reste, tous les esclaves des fermes éloignées ne le connaissaient pas non plus. On raconte qu’un jour, alors qu’il allait à cheval sur une route, il rencontra un homme de couleur et lui adressa la parole comme on fait d’habitude avec les gens de couleur dans le Sud ; “Eh bien mon garçon, à qui appartiens-tu ?” “Au Colonel Lloyd,” répondit l’esclave. “Eh bien, est-ce que le colonel te traite bien ?” “Non monsieur,” répondit l’autre aussitôt. “Pourquoi ça, te fait-il trop travailler ?” “Oui monsieur.” “Eh bien, est-ce qu’y te donne pas assez à manger ?” “Si monsieur, il me donne assez, les choses étant ce qu’elles sont.”

Le colonel, après s’être assuré de la ferme d’où venait l’esclave, continua son chemin ; l’homme poursuivit sa tâche, n’imaginant pas qu’il avait conversé avec son maître. Il ne pensa, ne parla plus de l’affaire et n’entendit plus rien à ce sujet pendant deux ou trois semaines. Son surveillant informa alors l’infortuné que pour avoir critiqué son maître il serait vendu à un marchand de Géorgie. On l’enchaîna et on le menotta aussitôt ; ainsi, sans une minute d’avertissement, il fut déporté, et à tout jamais séparé de sa famille et de ses amis par une main plus implacable que la mort. Tel est le châtiment d’avoir dit la vérité, la simple vérité en réponse à une série de questions franches.

C’est en partie pour cette raison que les esclaves, lorsqu’on les interroge sur leur condition et le caractère de leur maître, répondent presque universellement qu’ils sont satisfaits et que leurs maîtres sont bons. On a vu des propriétaires d’esclaves envoyer des espions parmi eux pour contrôler leurs opinions et leurs sentiments. La fréquence de ce phénomène a eu pour effet de leur inspirer cette maxime : “tenir sa langue, c’est être sage”. Ils refoulent la vérité plutôt que de supporter les conséquences de son expression et s’inscrivent ainsi dans la grande famille humaine. S’ils ont quoi que ce soit à dire de leur maître, c’est en général en sa faveur, surtout lorsqu’ils s’adressent à un inconnu. On m’a souvent demandé, quand j’étais esclave, si j’avais un bon maître et je ne me rappelle pas avoir jamais fait de réponse négative ; d’ailleurs, je n’estimais pas proférer un mensonge complet en suivant ce parti ; car j’évaluais toujours la gentillesse de mon maître par rapport aux critères de bonté pratiqués parmi les esclavagistes qui nous entouraient. En outre, les esclaves sont comme les autres hommes et s’imprègnent des préjugés communs. Ils pensent que leur sort vaut mieux que celui des autres. Nombreux ceux qui, sous l’influence de ce préjugé, pensent que leurs maîtres valent mieux que les maîtres d’autres esclaves ; et cela parfois quand c’est tout à fait le contraire. De fait, il n’est pas rare que des esclaves se disputent et se querellent quant à la bonté relative de leurs maîtres, chacun affirmant la bonté du sien supérieure à celle des autres. En même temps, ils exècrent mutuellement leurs maîtres lorsqu’ils les considèrent séparément. Il en allait ainsi sur notre plantation. Quand les esclaves du Colonel Lloyd rencontraient ceux de Jacob Jepson, ils se séparaient rarement sans se quereller au sujet de leurs maîtres ; les esclaves du premier soutenaient qu’il était le plus riche tandis que ceux du second affirmaient qu’il était le plus intelligent et un homme véritable. Les esclaves du colonel Lloyd vantaient son aptitude à racheter et vendre Jacob Jepson. Les autres s’enorgueillissaient que leur maître puisse fouetter le colonel Lloyd. Ces querelles s’achevaient presque toujours par une bagarre et ceux qui avaient le dessus étaient jugés avoir le meilleur argument. Ils semblaient penser que la grandeur de leurs maîtres leur était transférable. Être un esclave était un sort peu enviable ; mais être l’esclave d’un pauvre, c’était une véritable honte !

Chapitre IV

M. Hopkins n’occupa que peu de temps cette charge de surveillant. Quant à savoir pourquoi sa carrière fut si brève, je l’ignore, mais je suppose qu’il manquait de la sévérité nécessaire aux yeux du colonel Lloyd. Lui succéda un M. Austin Gore, un homme qui possédait à un degré éminent tous les traits de caractère indispensable à ce qu’il est convenu d’appeler un surveillant de premier ordre. M. Gore avait servi le colonel au poste de commandeur dans l’une des fermes extérieures et il s’y était montré digne du poste important de surveillant de la Ferme de la Grande Maison.

C’était un homme fier, ambitieux et obstiné. Il était habile, cruel et inflexible. C’était exactement l’homme requis pour cette place, laquelle lui allait comme un gant. Elle lui offrait une carrière pour le plein exercice de tous ses pouvoirs et il semblait parfaitement à l’aise. C’était l’un de ces êtres qui pouvaient transformer le plus petit regard, mot ou geste d’un esclave en impudence, laquelle méritait un traitement approprié. Il n’était pas question de lui répondre ; l’esclave n’avait droit à aucune explication par laquelle il eût montré qu’on l’accusait injustement. M. Gore suivait à la lettre la maxime édictée par les propriétaires d’esclaves - “il vaut mieux qu’une douzaine d’esclaves souffrent sous le fouet plutôt que le contremaître soit convaincu, en présence des esclaves, d’avoir commis une faute.” Peu importait le degré de son innocence - cela ne lui servait de rien quand M. Gore l’accusait d’un manquement. Être accusé c’était être condamné et être condamné c’était être puni ; les étapes se suivaient avec une certitude immuable. Echapper au châtiment c’était échapper à l’accusation ; rares les esclaves qui eurent la chance de connaître ce sort sous la surveillance de M. Gore. Il était juste assez fier pour exiger l’hommage le plus avilissant de l’esclave et assez servile pour se prosterner lui-même aux pieds de son maître. Il était assez ambitieux pour ne se satisfaire que du poste le plus important entre les commandeurs et assez obstiné pour atteindre ce sommet d’ambition. Il était assez cruel pour infliger le châtiment le plus sévère, assez habile pour consentir au stratagème le plus vil, assez endurci pour rester insensible à la voix d’une conscience désapprobatrice. C’était, entre tous les surveillants, le plus redouté des esclaves. Sa présence était douloureuse ; son œil dardait la confusion ; il était rare que sa voix cinglante et perçante ne provoque l’horreur et les tremblements dans leurs rangs.

M. Gore était un homme sérieux, et bien que jeune, il ne plaisantait pas, ne disait rien d’amusant, souriait rarement. Ses paroles étaient en parfait accord avec sa physionomie. Les commandeurs se permettent parfois une blague, y compris avec les esclaves ; rien de tel avec M. Gore. Il ne parlait que pour commander et ne commandait que pour être obéi ; il était économe de ses mots et prodigue de son fouet, ne recourait aux premiers que si le second ne pouvait remplir le même office. Lorsqu’il fouettait, il semblait être mû par le sentiment du devoir et ne redoutait aucune conséquence. Il ne faisait rien à contrecœur, quel qu’en fût le désagrément ; toujours à son poste, jamais inconséquent. Il ne promettait jamais qu’il ne tienne sa promesse. C’était, en un mot, un homme de la fermeté la plus inflexible et d’une dureté de pierre.

Sa barbarie sauvage n’était égalée que par la froideur consommée avec laquelle il commettait les actes les plus brutaux et les plus sauvages sur les esclaves dépendant de lui. M. Gore entreprit un jour de frapper l’un des esclaves du colonel Lloyd, du nom de Demby. Il ne lui avait administré que quelques coups quand, pour échapper au châtiment, l’infortuné s’enfuit et alla plonger dans un ruisseau où il resta enfoncé jusqu’aux épaules, refusant d’en sortir. M. Gore lui annonça qu’il le sommerait trois fois de sortir et s’il n’avait pas obéi au troisième, il l’abattrait. Il donna son premier ordre. Demby ne répondit pas et resta où il était. Les second et troisième ordres eurent le même résultat. Sur quoi M. Gore, sans avoir consulté quiconque, sans même donner une autre mise en garde à Demby, souleva son fusil, ajusta quasi à bout portant sa victime debout et un instant plus tard Demby n’était plus. Son corps déchiqueté sombra à la vue, et du sang et de la cervelle marquèrent l’eau où il avait séjourné.

Un frisson d’horreur parcourut toutes les âmes de la plantation, sauf M. Gore. Lui seul semblait froid et détaché. Le colonel Lloyd et mon ancien maître lui demandèrent pourquoi il avait eu recours à semblable expédient. Sa réponse fut (pour autant que je me souvienne) que Demby était devenu indiscipliné. Il offrait un dangereux exemple aux autres esclaves - de ceux qui, s’il les souffrait sans les mater de la sorte, déboucheraient finalement sur le renversement total de toute règle et de tout ordre sur la plantation. Il soutint que si un esclave refusait d’être corrigé et s’en tirait vivant, les autres copieraient vite cet exemple ; il en résulterait la liberté des esclaves et l’asservissement des Blancs. La défense de M. Gore fut jugée satisfaisante. On le maintint à son poste de commandeur de la plantation principale. Sa réputation de surveillant ne tarda pas à grandir. On n’enquêta pas une seconde sur son crime abominable. Il avait été commis en présence des esclaves, lesquels ne pouvaient évidemment intenter un procès, ni témoigner contre lui ; c’est ainsi que le coupable d’un des meurtres les plus sanguinaires et ignobles reste indemne du fouet de la justice, sans être mis au ban de la communauté dans laquelle il vit. M. Gore vivait à St-Michael, dans le comté de Talbot du Maryland quand j’en suis parti ; s’il vit encore, il doit probablement toujours s’y trouver ; et dans ce cas, il est aujourd’hui comme il l’était alors, aussi fort estimé et respecté que si son âme coupable n’avait été souillée du sang de son frère.

Je parle en connaissance de cause quand j’écris ceci - que tuer un esclave, ou toute personne de couleur, dans le comté de Talbot dans l’Etat de Maryland n’est pas tenu pour un crime, par les cours de justice ou la communauté. M. Thomas Lanman, de St-Michael, a tué deux esclaves, dont l’un avec une hache, en la plantant dans sa cervelle. Il avait coutume de se vanter d’avoir commis cet acte atroce et sanguinaire. Je l’ai entendu soutenir plaisamment, entre autres choses, qu’il était, dans la communauté, le seul bienfaiteur de son pays et que lorsque d’autres en auraient fait autant, nous serions débarrassés des “f---s nègres.”

La femme de M. Giles Hicks, qui habitait non loin de l’endroit où je vivais, assassina la cousine de ma femme, une jeune fille ayant entre quinze et seize ans, en l’estropiant de la manière la plus insoutenable, en lui brisant le nez et le sternum avec un bâton si bien que la pauvre fille expira quelques heures après. On l’inhuma sur-le-champ mais elle n’avait passé que quelques heures dans cette tombe quand un médecin-légiste la fit exhumer et l’examina : il conclut qu’elle était morte d’une sévère bastonnade. Le crime qui lui avait valu cet assassinat était le suivant : chargée cette nuit-là du soin du bébé de Mme Hicks, elle s’était assoupie et le bébé s’était mis à pleurer. Privée de sommeil depuis plusieurs nuits, la jeune fille n’avait pas entendu ses pleurs. Tous deux se trouvaient dans la chambre de Mme Hicks ; celle-ci, jugeant que l’esclave tardait trop à bouger, sauta de son lit, s’empara d’une bûche de chêne près de l’âtre et lui brisa le nez et le sternum, ce qui mit un terme à sa vie. Je ne dirai pas que ce meurtre atroce ne fit pas sensation dans la communauté. Il produisit un certain émoi, mais pas suffisant pour qu’on punisse la meurtrière. Un mandat d’arrêt fut rédigé contre elle mais jamais délivré. Elle échappa ainsi non seulement au châtiment mais au désagrément d’être déférée devant un tribunal pour cet acte horrible.

Puisque je m’étends sur les actes ignobles qui se produisirent pendant mon séjour sur la plantation du colonel Lloyd, je vais en raconter un autre qui eut lieu à peu près au moment du meurtre de Demby par M. Gore.

Les esclaves du colonel Lloyd avaient coutume de passer une partie de la nuit et du dimanche à pêcher des huîtres de manière à compléter leur pitance trop misérable. Un vieil homme qui appartenait au colonel Lloyd, se trouva dépasser durant sa pêche les limites de la propriété de son maître et pénétrer sur celle de M. Beal Bondly. Ce dernier, furieux de l’intrusion, descendit sur la berge avec son fusil et fit feu sur le pauvre vieillard qui mourut sur le champ.

M. Bondly rendit visite au colonel Lloyd le lendemain : voulait-il le rembourser de la destruction de son bien ou se justifier ? Quoi qu’il en soit, on ne parla bientôt plus de toute cette transaction démoniaque. On en parla du reste fort peu et elle n’eut aucune conséquence. C’était monnaie courante de dire, même chez les petits garçons blancs, que tuer un “nègre” valait un demi-sou et l’enterrer l’autre moitié.

Chapitre V

Quant à ma propre condition quand je vivais sur la plantation du colonel Lloyd, elle était très semblable à celle des autres enfants-esclaves. Je n’étais pas assez grand pour travailler aux champs et comme c’était à peu près la seule tâche assignée aux esclaves, j’avais beaucoup de temps libre. Le plus que je devais faire, c’était ramener les vaches le soir, chasser la volaille du jardin, tenir la cour propre et faire des commissions pour la fille de mon vieux maître, Mme Lucretia Auld. Je passais l’essentiel de mon temps libre à aider le jeune monsieur Daniel Lloyd à trouver ses oiseaux après qu’il les avait abattus. Mes rapports avec monsieur Daniel n’étaient pas sans avantage pour moi. Il s’attacha beaucoup à moi et devint une sorte de protecteur pour moi. Il ne permettait pas aux garçons plus âgés de me maltraiter et partageait ses gâteaux avec moi.

J’étais rarement fouetté par mon vieux maître et ne souffrais pour ainsi dire que de la faim et du froid. Je souffrais beaucoup de la faim, mais plus encore du froid. Par l’été le plus chaud et l’hiver le plus froid, je restais presque nu - pas de souliers, pas de bas, pas de veste, pas de pantalon, rien qu’une chemise de gros drap, qui ne me descendait qu’aux genoux. Je n’avais pas de lit. Je serais mort de froid si je n’avais volé par les nuits les plus froides un sac utilisé pour transporter le maïs au moulin. Je rampais dans ce sac et dormais sur le sol d’argile glacé, humide, la tête dedans et les pieds dehors. Mes pieds ont été si abîmés par le froid que la plume avec laquelle je trace ces lignes pourrait disparaître dans leurs entailles.

Nous ne recevions pas régulièrement notre pitance. Elle consistait en un brouet grossier de maïs bouilli. On l’appelait le mush. On le versait dans un grand plateau ou auge de bois qui était posé par terre. On appelait alors les enfants comme autant de cochons et comme des cochons ils dévoraient le mush ; certains avec des coquilles d’huîtres, d’autres avec des morceaux de bois, d’autres encore à mains nues, mais personne avec une cuiller. C’était à qui mangerait le plus vite ; le plus costaud obtenait la meilleure place ; rares étaient ceux qui s’éloignaient de l’auge repus.

Je devais avoir entre sept et huit ans quand je quittai la plantation du colonel Lloyd. Je la quittai avec joie. Je n’oublierai jamais l’extase qui me saisit lorsque je compris que mon vieux maître (Anthony) avait décidé de me laisser partir pour Baltimore vivre avec M. Hugh Auld, le frère de son gendre, le capitaine Thomas Auld. J’appris la nouvelle environ trois jours avant le départ. Ce furent trois des jours les plus heureux que j’ai connus de ma vie. Je passai la plupart de ces trois jours dans le ruisseau, à laver la peau morte acquise sur la plantation et à me préparer au départ.

Il ne faut pas déduire de ce qui précède que cette vanité était spontanée : si je passai tant de temps à me laver, ce ne fut pas parce que je le souhaitais mais parce que Mme Lucretia m’avait dit qu’il fallait gratter toute la peau morte de mes pieds et de mes genoux avant de partir pour Baltimore ; car les gens y étaient très propres et se moqueraient de moi si j’avais l’air sale. Au reste, elle allait me donner un pantalon que je ne devais enfiler que lorsque je me serais débarrassé de toute la saleté. L’idée de posséder un pantalon était merveilleuse, en vérité ! C’était presque un motif suffisant, non seulement pour m’inciter à gratter ce que les porchers appelleraient la gale, mais la peau elle-même. Je m’y attelai de bon cœur, en travaillant pour la première fois dans l’espoir d’une récompense.

Les liens qui unissent d’ordinaire les enfants à leurs maisons étaient tous caducs dans mon cas. Mon départ n’avait rien de pénible. Mon chez-moi était sans charme ; il n’existait pour ainsi dire pas ; en m’en séparant, je ne pouvais sentir que je quittais un lieu dont j’aurais joui en restant. Ma mère était morte, ma grand-mère vivait fort loin, de sorte que je la voyais rarement. J’avais deux sœurs et un frère, qui habitaient sous le même toit que moi ; mais la disparition prématurée de notre mère avait presque effacé de nos mémoires la réalité de notre parenté. Je cherchais ailleurs mon chez-moi et j’étais assuré que celui que je trouverais ne serait pas plus odieux que celui que je laissais. Si je devais connaître dans ce nouvel endroit les tribulations, la faim, le fouet, la nudité, j’avais la consolation de savoir que je n’eusse échappé à rien de tout cela en restant. Pour y avoir amplement goûté sous le toit de mon vieux maître, puis les avoir connus ici, j’en déduisais naturellement que je serais à même de les supporter ailleurs et notamment à Baltimore ; car je voyais Baltimore selon les termes du proverbe “mieux vaut être pendu en Angleterre que mourir de sa belle mort en Irlande.” J’avais le plus vif désir de voir la grande ville. Le cousin Tom, quoique fort peu éloquent, m’avait inspiré ce désir par sa description suggestive de l’endroit. Je ne pouvais lui montrer quoi que ce fût au manoir, quelle qu’en fût la beauté ou la force, qu’il n’eût vu beaucoup mieux à Baltimore, tant en beauté qu’en force. Le manoir lui-même, avec tous ses tableaux, était bien inférieur à de nombreux bâtiments de la ville. Mon désir était si fort que je pensais que le satisfaire compenserait amplement toute perte de confort résultant de l’échange. Je partis sans regrets et avec les plus grands espoirs de bonheur futur.

Nous mîmes à la voile sur Miles River pour Baltimore un samedi matin. Je ne me rappelle que le jour de la semaine car à l’époque je n’avais nulle connaissance des jours du mois, ni des mois de l’année. En partant, je descendis à la poupe et jetai sur la plantation du colonel Lloyd ce qui serait, je l’espérais, mon dernier regard. Après quoi je montai à la proue et y passai le reste du jour à regarder loin devant moi, à m’intéresser à ce qui était éloigné plutôt qu’à ce qui était près ou derrière.

Dans l’après-midi de ce jour, nous touchâmes Annapolis, la capitale de l’Etat. Nous ne nous arrêtâmes que quelques instants, si bien que je n’eus pas le temps de descendre à terre. C’était la première grande ville que je voyais, qui semblerait petite, comparée à certains de nos villages industriels de Nouvelle-Angleterre, mais je trouvais à sa taille un côté merveilleux - n’était-elle pas plus imposante que la Ferme de la Grande Maison !

Nous gagnâmes Baltimore de bonne heure le dimanche matin, mouillant à Smith’s Wharf, non loin de Bowley’s Wharf. Le sloop transportait un gros troupeau de moutons ; après avoir aidé à les conduire à l’abattoir de M. Curtis à Louden Slater’s Hill, je fus emmené par M. Rich, l’un des matelots du sloop, à ma nouvelle demeure d’Alliciana Street, près des chantiers de M. Gardner, à Fells Point.

M. et Mme Auld étaient tous deux chez eux et ils me reçurent à la porte avec leur petit garçon, Thomas, qui me serait confié. Et c’est alors que je vis ce que je n’avais jamais vu avant ; un visage blanc irradiant les émotions les plus charmantes ; c’était le visage de ma nouvelle maîtresse, Sophia Auld. J’aimerais pouvoir décrire l’extase qui traversa mon âme quand je la contemplai. C’était un spectacle neuf et bizarre pour moi, illuminant ma route de l’éclat du bonheur. On dit au petit Thomas que j’étais son Freddy - et l’on me dit de prendre soin du petit Thomas ; et c’est ainsi que j’abordai les devoirs de ma nouvelle demeure avec les perspectives les plus radieuses.

Je considère mon départ de la plantation du colonel Lloyd comme l’un des événements les plus intéressants de ma vie. Il est possible, et même très probable, que sans ce pur hasard qui me valut de la quitter pour Baltimore j’aurais, au lieu d’être assis à ma propre table, jouissant de la liberté et du bonheur d’un toit, en train d’écrire ce récit, été confiné aux chaînes humiliantes de l’esclavage. Partir pour Baltimore jeta les fondations, ouvrit le portail de toute ma prospérité suivante. J’y ai même vu la première manifestation évidente de cette bonne providence qui ne m’a plus quitté et a marqué ma vie de tant de faveurs. Je me suis fort étonné qu’elle me choisisse. Il y avait un grand nombre d’enfants-esclaves qu’on aurait pu envoyer de la plantation à Baltimore. Il y en avait de plus jeunes, de plus âgés, d’autres du même âge. On me choisit parmi eux tous, et je fus le premier, le dernier et le seul.

On me jugera peut-être superstitieux, et même égoïste, de considérer cet événement comme une intercession spéciale de la Providence divine en ma faveur. Mais je trahirais les premiers sentiments de mon âme si je taisais cette opinion. Je préfère être sincère, au risque d’encourir le ridicule, plutôt qu’être faux et encourir ma propre détestation. Du plus loin que je me souvienne j’ai eu la profonde conviction que l’esclavage ne serait pas toujours capable de me renfermer dans son immonde étreinte ; aux heures les plus sombres de ma carrière d’esclave, ce mot vivant de foi et d’esprit d’espérance ne m’abandonna pas, mais resta comme les anges envoyés pour me réconforter au sein des ténèbres. Ce bon esprit venait de Dieu et je lui rends grâces et louanges.

Chapitre VI

Ma nouvelle maîtresse s’avéra tout ce qu’elle promettait quand je fis sa connaissance sur le pas de sa porte - une femme du meilleur cœur et des sentiments les plus raffinés. Elle n’avait jamais eu d’esclave avant moi et avait dépendu d’elle-même et de son industrie pour sa subsistance avant son mariage. Elle était tisserande de formation ; en se consacrant constamment à cette tâche, elle avait été largement protégée de la cécité déshumanisante de l’esclavage. Sa bonté me stupéfiait. C’est à peine si je savais comment me comporter avec elle. Elle était totalement différente de toutes les femmes blanches que j’avais vues. Je ne pouvais l’approcher comme j’avais coutume d’approcher les autres. Mes instructions d’autrefois était déplacées. L’abjecte servilité, d’ordinaire si acceptable de la part d’un esclave, n’était pas de mise avec elle. Elle ne vous gagnait pas sa faveur, mais paraissait la gêner. Elle ne jugeait pas impudent ou inconvenant qu’un esclave la regardât en face. L’esclave le plus insignifiant était mis tout à fait à son aise en sa présence et personne ne la quittait sans se sentir meilleur. Son visage était fait de sourires célestes et sa voix de paisible musique.

Mais hélas, ce bon cœur ne devait rester tel que peu de temps. Le fatal poison du pouvoir irresponsable pénétrait déjà ses mains et commença bientôt son travail infernal. Cet œil joyeux, sous l’influence de l’esclavage, devint vite injecté de rage ; cette voix, pleine d’accord mélodieux, se mua en une voix stridente, sèche et discordante ; et le visage angélique s’effaça devant celui du démon.

Très peu de temps après mon arrivée chez eux, Mme Auld commença très gentiment à m’enseigner l’alphabet. Après que je l’eus appris, elle m’aida à épeler les mots de trois ou quatre lettres. C’est à ce moment de mes progrès que M. Auld découvrit ce qui se passait et interdit aussitôt à sa femme de m’en apprendre davantage, en lui disant entre autres que c’était illégal, autant que dangereux, d’apprendre à lire à un esclave. Pour le citer exactement, il déclara, “si tu donnes le doigt à un nègre, il te prendra le bras. Un nègre ne doit savoir qu’une chose, obéir à son maître - faire ce qu’on lui dit de faire. Le savoir gâterait le meilleur nègre du monde. Or, si tu enseignes à ce nègre (disait-il parlant de moi) à lire, il n’y aura plus moyen de le tenir. Cela le rendra à jamais inapte à l’esclavage. Il deviendra aussitôt incontrôlable et sans valeur pour son maître. Quant à lui, cela ne lui servira à rien, mais lui fera grand tort. Cela le rendra insatisfait et malheureux.” Ces paroles plongèrent profondément en mon cœur, y réveillèrent des sentiments qui y sommeillaient et suscitèrent des réflexions tout à fait inédites. C’était une révélation neuve et spéciale, qui m’expliquait des choses obscures et mystérieuses avec lesquelles ma jeune intelligence avait lutté, mais en vain. Je comprenais à présent ce qui avait constitué pour moi une difficulté insondable - à savoir l’aptitude de l’homme blanc à asservir l’homme noir. C’était un grand pas que j’appréciai hautement. Désormais, je voyais la route menant de l’esclavage à la liberté. C’était juste ce que je voulais et je l’obtenais au moment où je m’y attendais le moins. Si l’idée d’avoir perdu l’assistance de ma bonne maîtresse m’attristait, j’étais réjoui par l’instruction incomparable que j’avais obtenue de mon maître, et par le plus pur des hasards. Quoique conscient de la difficulté d’apprendre sans professeur, j’entrepris avec grand espoir et ferme décision, quel qu’en fût le coût ou la peine, d’apprendre à lire. Son ton péremptoire lui-même, sa volonté de convaincre sa femme des conséquences néfastes de mon instruction, m’avaient persuadé qu’il éprouvait vivement la vérité de ce qu’il disait. J’en retirai l’assurance que je pourrais fonder avec la plus grande confiance sur les résultats qui, disait-il, découleraient de mon acquisition de la lecture. Ce qu’il redoutait le plus, c’était ce que je désirais le plus. Ce qu’il aimait le plus, c’était ce que je haïssais le plus. Ce qui était pour lui un grand mal, à éviter soigneusement, était pour moi un grand bien, à rechercher avec diligence ; et l’argument qu’il avança avec tant de chaleur, pour empêcher que j’apprisse à lire, ne servit qu’à m’inspirer le désir et la détermination de lire. Je dois de savoir lire peut-être autant à l’opposition violente de mon maître qu’à l’assistance aimable de ma maîtresse. Je reconnais leur devoir à tous deux.

Il ne m’avait pas fallu séjourner longtemps à Baltimore pour remarquer une différence marquée dans le traitement des esclaves par rapport à celui qu’on leur infligeait à la campagne. L’esclave de la ville est presque un homme libre par rapport à celui de la plantation. Il est beaucoup mieux nourri et vêtu et jouit de privilèges tout à fait inconnus de son frère campagnard. Il reste un vestige de respect, un sentiment de honte qui contribuent beaucoup à réprimer ces pulsions de cruauté atroce si couramment exprimées sur la plantation. C’est un esclavagiste perdu pour l’humanité que celui qui scandalise celle de voisins ignorant l’esclavage en suscitant les cris de son esclave sanguinolent. Rares ceux qui sont prêts à encourir l’opprobre attaché au maître cruel ; et par-dessus tout, ils ne voudraient pas qu’on sache qu’ils ne donnent pas assez à manger à leur esclave. Chaque propriétaire d’esclaves de la ville veille à ce qu’on dise de lui qu’il les nourrit bien ; et il faut leur reconnaître que la plupart d’entre eux donnent assez à manger à leurs esclaves. Il existe toutefois de douloureuses exceptions. Juste en face de chez nous, à Philpot Street, vivait M. Thomas Hamilton. Il possédait deux esclaves. Elles s’appelaient Henrietta et Mary. La première avait environ vingt-deux ans, la seconde quatorze ; de tous les êtres rabougris et émaciés que j’ai vus, elles étaient les plus marquées. Il fallait qu’il eût le cœur plus dur que pierre celui qui les regardait sans pitié. La tête, le cou, les épaules de Mary étaient littéralement coupés en morceaux. J’ai souvent tâté sa tête pour la trouver presque couverte de plaies infectées, causées par le fouet de sa cruelle maîtresse. Je ne sais pas de source sûre que son maître l’ait jamais fouettée mais j’ai été le témoin oculaire de la cruauté de Mme Hamilton. Je me rendais chez elle presque tous les jours. Mme Hamilton se tenait dans un grand fauteuil au milieu de la pièce avec un gros nerf de bœuf à côté d’elle et c’est à peine s’il y avait une heure de la journée qu’il ne fût marqué du sang de l’une de ses esclaves. Il était rare que celles-ci puissent passer près d’elle sans qu’elle leur dise “Va plus vite, espèce de crapule nègre !” tout en leur administrant un coup de nerf de bœuf sur la tête ou les épaules, souvent jusqu’au sang. Elle ajoutait, “Prends-ça, espèce de crapule nègre ! Si tu ne vas pas plus vite, je te ferai bouger, moi !” Outre ces coups de fouet cruels, ces esclaves étaient réduites à une quasi famine. Elles faisaient rarement un vrai repas. J’ai vu Mary disputer aux cochons des restes dans la rue. Mary recevait si souvent coups de pieds et balafres qu’on l’appelait “la becquetée” plutôt que par son prénom.

Chapitre VII

Je vécus dans la famille de Maître Hugh pendant environ sept ans. Pendant cette période, je réussis à apprendre à lire et écrire. Pour y parvenir, je dus recourir à divers stratagèmes. Je n’avais pas de vrai professeur. Ma maîtresse, qui avait gentiment commencé à m’instruire, obéissant au conseil et à l’instruction de son mari, n’avait pas seulement cessé de m’instruire mais veillait à ce que je ne le fusse par personne d’autre. Je dois lui reconnaître, toutefois, qu’elle n’adopta pas cette attitude sur le champ. Elle n’eut pas tout de suite la dépravation requise pour m’enfermer dans l’obscurantisme. Une certaine formation dans l’exercice du pouvoir irresponsable et absolu lui fut d’abord nécessaire pour la rendre capable de me traiter en bête brute.

Ma maîtresse était, comme je l’ai dit, une femme tendre, au cœur bon ; dans la simplicité de son âme, elle avait commencé, lors de mon arrivée, par me traiter comme un être humain devait selon elle en traiter un autre. En acquérant les devoirs d’une propriétaire d’esclave, elle ne semblait pas comprendre que ma relation à son égard était celle d’un simple bien meuble et que me traiter en être humain n’était pas seulement erroné, mais dangereux. L’esclavage s’avéra aussi néfaste pour elle que pour moi. A mon arrivée, c’était une femme pieuse, chaleureuse et tendre. Il n’y avait pas de chagrin ou de souffrance qui ne lui tirent une larme. Elle donnait du pain à l’affamé, des vêtements à ceux qui étaient nus, consolait tous les endeuillés passant à sa portée. L’esclavage prouva vite son aptitude à lui ôter ces qualités célestes. Sous son influence, le cœur tendre devint de pierre, la douceur de l’agneau s’effaça devant la férocité de la tigresse. La première étape de cette dégringolade fut qu’elle cessa de m’instruire. Elle se mit à observer les préceptes maritaux. Elle finit par y mettre plus de violence que son mari lui-même. Elle ne se satisfaisait pas de faire juste ce qui lui était ordonné, elle semblait soucieuse de faire plus. Rien ne semblait l’irriter davantage que de me voir muni d’un journal. Elle semblait penser que là résidait le danger. Je l’ai vue se ruer sur moi, le visage furieux, et m’arracher le journal d’une manière qui révélait toute son appréhension. C’était une femme capable ; et un peu d’expérience démontra bientôt, à l’envi, que l’éducation et l’esclavage sont incompatibles.

Dès ce moment, je fus étroitement surveillé. Si je restais un peu longtemps seul dans une pièce, j’étais certain qu’on me soupçonnerait d’avoir un livre : il me fallait aussitôt venir déclarer ce que je faisais. Mais il était trop tard. La première étape était franchie. Ma maîtresse, en m’apprenant l’alphabet, m’avait donné le doigt et aucune précaution ne m’empêcherait de prendre le bras.

Le plan que j’avais adopté, et celui qui réussit le mieux, fut de lier amitié avec tous les petits garçons blancs que je rencontrais dans la rue. J’en transformai le plus grand nombre possible en professeurs. Grâce à leur aimable aide, obtenue à différents moments et en différents lieux, je réussis enfin à apprendre à lire. Quand j’étais envoyé en course, je prenais toujours mon livre avec moi et en m’acquittant rapidement d’une partie de la course, je réservai du temps pour obtenir une rapide leçon. J’emportais aussi du pain, qui était toujours abondant dans la maison et que j’avais toujours le droit de prendre ; car j’étais beaucoup mieux loti à cet égard que de nombreux enfants blancs pauvres de notre voisinage. J’offrais ce pain aux pauvres petits saute-ruisseaux qui me donnaient en retour le pain plus précieux du savoir. Je suis fort tenté de donner ici les noms de deux ou trois de ces petits garçons pour témoigner de la gratitude et de l’affection que je leur ai ; mais la prudence m’en dissuade ; non que cela puisse me nuire, mais cela pourrait les embarrasser ; car c’est presque un crime impardonnable d’enseigner à lire aux esclaves dans ce pays chrétien. Qu’il suffise de dire que ces chers petits êtres habitaient Philpot Street, tout près du chantier naval de Durgin et Bailey. J’avais coutume de parler de l’esclavage avec eux. Je leur disais parfois que j’aurais aimé être aussi libre qu’eux lorsqu’ils seraient adultes. “Vous serez libres sitôt que vous aurez vingt-et-un ans, mais je suis esclave pour la vie ! N’ai-je pas le même droit que vous à être libre ?” Ces propos les troublaient ; ils me témoignaient la plus vivante sollicitude et me réconfortaient en exprimant l’espérance qu’un événement inattendu me permette de devenir libre.

J’avais alors environ douze ans et l’idée d’être un esclave à vie commençait à me peser terriblement. C’est à peu près à ce moment que je me procurai un livre intitulé The Colombian Orator [1] Dès que j’avais un instant, je me plongeais dedans. Entre autres nombreuses choses intéressantes, j’y trouvai un dialogue entre un maître et son esclave. On disait de ce dernier qu’il s’était enfui trois fois. Le dialogue reproduisait leur conversation lors de la capture de l’esclave pour la troisième fois. Dans ce dialogue, le maître exposait tous les arguments en faveur de l’esclavage qui étaient tous contrés et démontés par l’esclave. Ce personnage répliquait des vérités aussi intelligentes qu’impressionnantes à son maître - des vérités qui avaient un effet désiré quoique inattendu ; car cette conversation débouchait sur l’émancipation volontaire de l’esclave par son maître.

Dans le même ouvrage, je tombai sur l’un des vigoureux discours de Sheridan consacrés à l’émancipation catholique et l’appuyant. C’étaient des textes précieux pour moi. Je les lisais, les relisais sans m’en lasser. Ils donnaient corps aux pensées intéressantes de mon âme propre, qui m’avaient souvent traversé l’esprit en mourant aussitôt, faute d’être exprimées. La morale que je retirai du dialogue fut que la vérité est puissante sur une conscience, même celle d’un esclavagiste. Ce que je retirai de Sheridan fut une dénonciation hardie de l’esclavage et une justification vigoureuse des droits de l’homme. La lecture de ces documents me permit d’énoncer mes pensées et de contrer les arguments avancés pour soutenir l’esclavage ; mais s’ils m’ôtaient une difficulté, ils en provoquèrent une autre encore plus douloureuse que celle dont j’étais soulagé. Plus je lisais et plus je me mettais à abhorrer et haïr mes oppresseurs. Je ne pouvais les considérer que comme une bande de voleurs chanceux, qui avaient quitté leurs maisons, étaient allés en Afrique, nous avaient volés chez nous et nous avaient réduits en esclavage dans un pays inconnu. Je les haïssais comme étant les hommes les plus vils et les plus pervers. A mesure que je lisais et réfléchissais à ce problème voici que le mécontentement prédit par Maître Hugh et dont il avait dit qu’il succèderait à ma maîtrise de la lecture était arrivé pour tourmenter et poindre mon âme, la plongeant dans une angoisse inexprimable. Tout en m’étiolant en son sein, je pensais parfois que la lecture tenait en effet davantage de la malédiction que de la bénédiction. Elle m’avait offert un aperçu de ma misérable condition, sans remède. Elle ouvrit mes yeux sur un horrible gouffre sans l’échelle permettant d’en sortir. Aux heures de grande souffrance, j’enviais à mes compagnons d’esclavage leur hébétude. J’ai souvent souhaité d’être une bête. Je préférais la condition du plus vil reptile à la mienne. Tout, n’importe quoi, pour ne plus penser ! C’était cette réflexion permanente sur ma condition qui m’accablait. Il était impossible de m’en débarrasser. Chaque objet vu, entendu, animé ou inanimé, me la rappelait. La trompe argentée de la liberté avait appelé mon âme à une conscience permanente. La liberté se manifestait, pour ne plus disparaître, à jamais. Je l’entendais dans chaque son, la voyais partout. Elle était sans cesse là pour m’accabler du sentiment de ma condition misérable. Je ne voyais rien sans la voir, n’entendais rien sans l’entendre, ne sentais rien sans la sentir. Elle brillait dans chaque étoile, souriait dans chaque calme, soufflait sur chaque brise, déferlait avec chaque orage.

Il m’arrivait souvent de regretter mon existence et de souhaiter que je fusse mort ; et sans l’espérance de devenir libre, je ne doute pas que je ne me fusse tué ou eusse fait un acte qui m’eût valu la mort. Avec ces pensées, j’aspirais à entendre quiconque parlait de l’esclavage. J’étais un auditeur attentif. De temps en temps, j’entendais quelque chose sur les abolitionnistes. Il me fallut un certain temps avant de savoir le sens de ce mot. On l’employait toujours dans des circonstances qui me le rendaient intéressant. Qu’un esclave s’enfuît et réussît à ne pas être repris, qu’un esclave tuât son maître, mît le feu à une grange ou fît quelque chose de très mal aux yeux de l’esclavagiste, on en parlait comme du résultat de l’abolition. Pour avoir souvent entendu le mot dans ce contexte, je tâchai d’apprendre ce qu’il signifiait. Le dictionnaire ne me fournit peu ou pas d’aide. J’y lus que c’était “l’acte d’abolir ;” mais je ne savais pas ce qu’on devait abolir. C’est ici que je me perdais en conjectures. Je n’osais pas interroger quiconque car j’étais certain que c’était un sujet dont on ne voulait pas que je sache grand chose. Après avoir patiemment attendu, je me procurai l’un de nos journaux de la ville qui contenait un compte-rendu du nombre de pétitions du Nord réclamant l’abolition de l’esclavage dans le district de Columbia et de la traite entre les Etats. Dès ce moment, je compris les mots abolition et abolitionniste et tendis toujours l’oreille quand je les entendis, en espérant saisir quelque chose d’important pour moi-même et mes frères esclaves. La lumière m’apparut par degrés. Je me rendis un jour sur Waters’Wharf ; et voyant deux Irlandais décharger un chaland de pierres, j’allais de moi-même les aider. Quand nous eûmes fini, l’un d’eux vint à moi pour me demander si j’étais un esclave. Je lui dis que oui. Il me demanda, “Es-tu un esclave pour la vie ?” Je lui dis que oui. Ce bon Irlandais parut troublé par cette déclaration. Il dit à son comparse que c’était grand dommage que quelqu’un d’aussi sympathique que moi fût un esclave pour la vie. Il déclara que c’était honteux de me retenir prisonnier. Tous deux me conseillèrent de m’enfuir vers le Nord ; j’y trouverais des amis et je serais libre. Je fis mine de ne pas me soucier de ce qu’ils disaient et fis comme si je ne comprenais pas ; car je redoutais qu’ils ne fussent des traîtres. On a vu des hommes blancs encourager des esclaves à s’échapper puis les recapturer et les ramener à leurs maîtres, pour obtenir la récompense. Je redoutais que ces hommes apparemment bons ne puissent se servir de moi ainsi ; mais je me souvins malgré tout de leur conseil et conçus dès ce moment le projet de m’enfuir. J’attendais l’heure où je pourrais m’enfuir en toute sûreté. J’étais trop jeune pour penser à le faire immédiatement ; en outre, je souhaitais apprendre à écrire, puisque je pourrais avoir à écrire mon propre passeport. Je me consolais avec l’espoir que je trouverais une occasion. Entretemps, je devais apprendre à écrire.

L’idée d’une méthode d’acquisition de l’écriture m’apparut sur le chantier de Durgin et Bailey en voyant comment les charpentiers navals, après avoir scié et préparé un morceau de bois à l’usage, écrivaient dessus le nom de l’endroit du bateau auquel il était destiné. Quand un morceau était destiné à babord, il portait la lettre B. En revanche, destiné à tribord, il portait la lettre T. Ainsi, le morceau destiné au tribord avant portait les lettres TA. Babord arrière était symbolisé par BAR. Pour tribord arrière, on employait les lettres TAR. J’appris bientôt les noms auxquelles renvoyaient ces lettres et ce qu’elles symbolisaient lorsqu’on les plaçait sur un morceau de bois dans le chantier. Je me mis aussitôt à les copier et fus assez vite capable de faire les quatre lettres nommées. Après quoi, quand je rencontrais un garçon dont je savais qu’il pouvait écrire, je lui disais que j’écrivais aussi bien que lui. La réplique suivante était : “je ne te crois pas. Voyons ce que tu sais faire.” Je traçais alors les lettres que j’avais eu le bonheur d’apprendre en lui demandant de me battre. C’est ainsi que j’obtins de nombreuses leçons d’écriture, que je n’aurais jamais pu avoir autrement. Durant cette période, mon cahier d’exercices fut la clôture en bois, le mur de briques et les pavés ; ma plume et mon encre étaient un morceau de craie. C’est surtout avec cela que j’appris à écrire. Puis je me mis à copier les italiques dans le Livre d’orthographe de Webster jusqu’à ce que je puisse toutes les reproduire sans regarder le livre. A ce moment, mon petit Maître Thomas était déjà allé à l’école où il avait appris à écrire dans un certain nombre de cahiers. Il les avait rapportés à la maison, montrés à quelques-uns de nos proches voisins puis mis de côté. Ma maîtresse allait à des réunions au temple de Wilk Street tous les lundis après-midis et me confiait le soin de la maison. Laissé seul, je passais le temps à remplir les espaces laissés libres dans le cahier d’exercices de Maître Thomas, à recopier ce qu’il avait écrit. Je continuai à le faire jusqu’à ce que je puisse quasiment reproduire l’écriture de Maître Thomas. C’est ainsi, après un effort pénible qui dura des années, que je réussis enfin à savoir écrire.

Paru sous le titre Mon éducation, Paris, 2003, épuisé.

Notes

[1The Columbian Orator, Containing a Variety of Original & Selected Pieces together with Rules Calculated to Improve Youth & Others in the Ornamental & Useful Art of Eloquence, (L’orateur colombien, renfermant divers extraits originaux et choisis, ainsi que des règles pour l’édification de la jeunesse et autres personnes dans l’art ornemental et utile de l’éloquence), ouvrage de Caleb Bingham (1757-1817) paru à Boston en 1797.


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