Guillaume Villeneuve, traducteur
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Sir Alured Wharton

dimanche 12 août 2007, par Guillaume Villeneuve


Sir Alured Wharton était un baronnet, pourvu d’une belle propriété familiale sur la Wye dans le Herefordshire, dont les ancêtres comptaient au nombre des premiers baronnets créés et dont les antiques aïeux habitaient Wharton Hall bien avant cette époque. On comprendra donc que Sir Alured fût fier de son nom, de son domaine et de son rang. Malgré tout, ce bonheur avait ses inconvénients. En ce qui concernait son nom, il devait passer à un neveu qu’il détestait tout particulièrement - et à juste titre. Au sujet de sa propriété, quels que fussent ses nombreux charmes, elle suffisait à grand-peine à assurer sa position avec cette riche hospitalité qu’il aurait aimé déployer ; et d’autres biens, il n’avait point. Enfin, pour ce qui était de son rang, il en avait presque honte depuis - car n’était-ce pas systématiquement le cas ? déclarait-il souvent - qu’on ne voyait pas un vendeur de chandelles prospère dans le pays qui ne fût créé baronnet tout naturellement. De sorte qu’il restait chez lui avec sa femme et ses filles toute l’année, sans aspirer au luxe d’une saison londonienne que ses modestes trois ou quatre milliers de livres annuelles ne lui eussent pas permis ; et vivant ainsi, loin de se perdre dans les clubs, les parlements, la société mélangée, il était vraiment persuadé que sa chère patrie courait à l’abîme. Son point de vue politique était si rigide que tout au long des événements du dernier quart de siècle - de l’abrogation de la loi sur les blés au secret du vote - il avait affirmé honnêtement que les deux bords étaient pareillement incapables. Aussi estimait-il qu’on ne pouvait trouver le bonheur que dans le passé. Il ne voyait pas qu’on pût aspirer à rien de joyeux ni de glorieux dans l’avenir pour sa famille ou son pays. Son neveu - et héritier, hélas - était un prodigue toujours dans le besoin, avec lequel il avait rompu les ponts. Les dispositions testamentaires laisseraient sa femme et ses filles dans une piètre situation, et, bien qu’il s’efforçât d’économiser, le fait de tenir son rang de Sir Alured de Wharton Hall rendait ces efforts bien vains. C’était un homme mélancolique, fier, ignorant, qui ne supportait pas le manque de respect et qui considérait toute revendication d’égalité sociale de la part des classes inférieures comme équivalant à de l’irrespect ; un homme qui lisait peu ou pas et croyait connaître l’histoire de son pays parce qu’il savait que Charles Ier avait perdu la tête et que les George étaient des Hanovres. Si Charles Ier n’avait pas été décapité et les George n’avaient pas débarqué du Hanovre, les Wharton eussent probablement été des gens importants à cette heure et l’Angleterre une grande nation. Hélas, le Malin avait triomphé, tout allait à vau-l’eau et Sir Alured ne voyait rien de consolant dans ce monde, sinon le souvenir fumeux de gloires passées, le charme et la beauté de sa rivière, de son parc et de sa maison. En dépit de toutes ses imperfections, de tous ses défauts, c’était un gentleman à l’esprit pur, plein de simplicité, incapable d’un mensonge, de faire du tort, animé du désir sincère de combler d’aise ceux qui l’entouraient, et si possible de les rendre heureux. Une fois l’an, il passait une semaine à Londres pour voir ses avocats, se faire prendre ses mesures chez le tailleur et aller chez le dentiste. Telles étaient du moins les excuses qu’il donnait, mais certains croyaient savoir que sa perruque était la véritable cause efficiente du voyage. Sir Alured et M. Wharton étaient cousins germains et amis intimes. Le premier avait la plus entière confiance dans le second, qu’il tenait pour une étoile de première grandeur dans le ciel des astres judiciaires anglais et l’avocat lui retournait son affection, nourrissant une manière de révérence pour le chef d’armes et de nom de sa famille. Il aimait tendrement Sir Alured - comme il aimait sa femme et ses deux filles. Pourtant, il s’impatientait dès la deuxième semaine de son séjour à Wharton Hall, pour ne rien dire des quatrième, cinquième et sixième semaines, effrayantes d’ennui. Il faut peut-être voir une crainte inconsciente de cette lassitude dans la suggestion soudaine qu’il fit de Dresde à son cousin. Ce dernier était venu le retrouver dans son cabinet et les deux vieux messieurs avaient pris place devant la fenêtre ouverte. Sir Alured s’enchantait de cette position qui lui donnait, croyait-il, un aperçu du Londres vrai autrement plus riche que celui trouvé à son hôtel ou chez son perruquier.

- Partir pour Dresde ; en hiver ! s’exclama-t-il.

- Pas seulement pour l’hiver. Nous partirions tout de suite.

- Pas avant votre séjour à Wharton ! s’interposa le baronnet ébarnouflé.

Anthony Trollope, Le Premier ministre, Paris, 1995, épuisé. Extrait du chapitre XIII.


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