Guillaume Villeneuve, traducteur
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La propriété littéraire et les États-Unis

mercredi 1er août 2007, par Guillaume Villeneuve


Le Foreign Office m’avait également confié une mission, celle de promouvoir un droit de propriété littéraire international entre les États-Unis et la Grande-Bretagne - dont l’absence constitue le plus grand obstacle à la réussite pécuniaire des auteurs anglais qui connaissent le succès. Je ne puis affirmer n’avoir jamais reçu un shilling de provenance américaine grâce aux réimpressions de mes ouvrages ; mais je ne me souviens d’aucun paiement. Pour m’être rendu compte plusieurs années auparavant - en 1861, me trouvant aux États-Unis, j’avais mené bataille à ce sujet et les détails en sont assez curieux - que je ne pouvais réussir à traiter moi-même avec les libraires américains, j’avais vendu tous mes droits étrangers à des éditeurs anglais ; et, bien que je ne croie pas avoir grossi mes tarifs à cette occasion, j’ai peut-être retiré de la sorte quelque avantage indirect du marché américain. Mais je sais bien que ce que ces éditeurs ont reçu est quasi négligeable. Je doute que Chapman & Hall, mes éditeurs actuels, perçoivent ne serait-ce que cinq pour cent de la somme qu’ils me versent pour mon manuscrit en paiement des épreuves envoyées aux États-Unis. Or les lecteurs américains sont plus nombreux que les lecteurs anglais et, tout bien considéré, sans doute plus riches. Si j’obtiens mille livres pour un ouvrage ici (sans considération du marché), je devrais être à même d’en obtenir au moins autant là-bas. Car comment douter qu’il en aille ainsi quand on fournit en paires de chaussures six cents clients au lieu de trois cents ? Pourquoi l’analogie serait-elle fausse si l’on fournit soixante mille lecteurs au lieu de trente mille ?

Je croyais savoir que l’opposition à une protection internationale des droits littéraires n’était nullement générale, mais limitée aux quelques Américains intéressés à la question. Tout ce que je fis et entendis à ce sujet lors de ma deuxième visite - et, délégué par le Secrétaire d’État aux Affaires étrangères de mon pays, je pouvais entendre et faire quelques petites choses - me confirma dans cette analyse. Je ne doute pas que, si l’on pouvait faire voter les lecteurs américains, ou les sénateurs américains - voire leurs représentants, pourvu que le vote fût objectif - ou les libraires américains, on obtiendrait un accord sur la protection internationale du droit d’auteur. La situation, telle qu’elle est, ruine les auteurs américains, car les éditeurs refusent de les payer généreusement, sachant qu’ils peuvent alimenter leurs clients en littérature anglaise moderne sans bourse délier. Le taux de la production anglaise excède si largement le taux américain que le tarif de publication de la première décide du prix du marché. Elle nuit également aux libraires américains - deux ou trois des plus grandes maisons exceptées. Point de petit bonhomme qui puisse acquérir le droit d’exclusif d’imprimer et de vendre un livre anglais. Si quelqu’un le tente, l’ouvrage est aussitôt réimprimé par l’un des mastodontes - qui sont les seuls gagnants. Leur argument, naturellement, c’est que les lecteurs américains y gagnent aussi - que donc, dans la mesure où ils peuvent jouir gratuitement d’un droit de publication, ils se couperaient la gorge plutôt que de laisser voter une loi empêchant une telle appropriation. Avec cet argument, on jette tout simplement au vent toute idée d’honnêteté. Ce n’est pas que les gens refusent un système de protection des droits - comme de grands personnages l’ont fait - car leur propre loi sur ce chapitre est aussi contraignante que la nôtre. On n’hésite pas à affirmer hardiment que les Américains aiment à s’emparer des biens d’autrui ; et que, dans la mesure où ils peuvent le faire impunément, en l’occurrence, ils continueront. Or cet argument, pour autant que j’ai pu en juger, ne vient pas des gens, mais des mastodontes qui vendent les livres et des politiciens qu’ils ont pu s’attacher. L’acheteur américain ordinaire est peu affecté par de légères variations de prix. Il a le cœur trop noble, en tout cas, pour s’effrayer de la perspective de telles variations. C’est celui qui veut faire de l’argent, non celui qui craint d’avoir à le dépenser, qui contrôle ce genre de choses aux États-Unis. C’est le grand spéculateur qui devient puissant dans les salles du Congrès et qui comprend combien il peut être profitable de risquer un vaste investissement pour créer une grosse affaire ou pour la protéger de la compétition.

Rien de concret ne fut réalisé en 1868 - et rien n’a été fait depuis (jusqu’en 1876). Une Commission royale sur la propriété littéraire est sur le point de se réunir dans ce pays, où j’ai accepté de siéger ; et il faut désormais s’atteler au problème, même si rien de ce que conclura une commission royale anglaise ne puisse affecter le législateur américain. Mais je suis convaincu que, pourvu que la mesure soit promue avec une judicieuse fermeté, ses ennemis aux États-Unis seront peu à peu circonvenus. Il y a déjà quelques années, nous avions eu plusieurs réunions quasi privées sous la présidence de lord Stanhope, dans la salle à manger de M. John Murray, au sujet de la protection internationale des droits littéraires. Lors d’une de celles-ci, je discutai de cette question pour les États-Unis avec Charles Dickens, qui déclara vigoureusement qu’à son avis rien ne pourrait persuader un Américain de renoncer à la capacité de pirater la littérature britannique. Car c’était un homme qui, tout en voyant distinctement l’état de fait se trouvant devant lui, ne pouvait admettre qu’on change de perspective. Sous prétexte que, dans cette affaire, la décision américaine avait été selon lui malhonnête, on ne pouvait attendre de la part des Américains que des décisions malhonnêtes. Je m’insurgeai contre cette idée, et m’insurge toujours là contre. La malhonnêteté américaine est endémique ; mais endémique seulement parmi un petit nombre de gens. Pour le malheur des autres, ce petit nombre a su dominer une très large partie de la communauté, dont tous les membres ont le droit de vote mais où rares sont ceux qui peuvent comprendre pour quoi ils votent.

[...]

Ceux des Anglais qui admirent et aiment le plus les Américains ont été tentés de dénoncer leurs péchés dans les termes les plus vifs. Qui n’aimerait leur générosité personnelle, leur philanthropie active et audacieuse, leur amour de l’instruction, leur haine de l’ignorance, la conviction partagée par tous qu’un homme doit pouvoir marcher la tête haute, sans craindre personne, assuré qu’il est responsable de ses propres actions ? Dans quel pays la munificence privée a-t-elle fait de plus grands efforts pour soulager les souffrances de l’humanité ? Où rencontre-t-on une plus ample hospitalité ? Où le voyageur anglais trouvera-t-il une personne plus soucieuse de lui venir en aide que l’Américain ordinaire, sitôt qu’il aura compris que l’Anglais n’est ni grognon ni exigeant ? Qui, enfin, emporte à ce point l’admiration sincère de l’Américain ou de l’Américaine sinon l’Anglais ou l’Anglaise aux jolies manières, à la bonne éducation ? Telles sont les premières idées qui jaillissent dans l’esprit du voyageur britannique ouvert quand il fait la connaissance de ses cousins. Puis il se familiarise avec leurs agissements officiels, leur politique, leurs scandales municipaux, leurs trafics d’influence et leurs brigues, enfin l’infinie bassesse de leur vie publique. Il découvre partout aux plus hauts postes les hommes les moins aptes à les occuper. La malhonnêteté générale est si criante que les amis qu’il s’est faits dans le pays n’en font pas mystère, parlent de la vie publique comme d’une chose distincte de leur propre existence : un milieu sordide auquel il serait injurieux de les associer ! Au sein d’une telle société, l’étranger qui voit toutes ces choses à aimer et toutes ces choses à haïr ne sait guère comment s’exprimer.

Autobiographie, Extrait du chapitre XVII, Paris, 1994.

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