Guillaume Villeneuve, traducteur
Accueil > Extraits > XIXe siècle > William Gerhardie > Futilité, &IV

Futilité, &IV

La Révolution

vendredi 29 juin 2007, par Guillaume Villeneuve


& IV

Petrograd paraissait tout entière malsaine en ce matin froid de novembre. Il pleuvait de la neige fondue et le jour n’était pas encore levé comme nous rentrions, oncle Kostia et moi, à la maison. Nous revenions de la gare de Finlande, où nous avions mis au train deux de ses nièces qui partaient pour l’étranger. C’était le matin de la Révolution bolchevique et l’oncle Kostia avait l’air sombre :

- Vous souvenez-vous de tous ces étudiants révolutionnaires, les héros de votre jeune intelligentsia que l’ancien régime persécutait ? Eh bien, fit-il en montrant, du pont que nous traversions, le bâtiment bolchevique arrivé dans la nuit en provenance de Kronstadt, ils ne savent pas ce qui les attend. Pas du tout.

Nous poursuivîmes notre route.

- Ils sont de nouveau mécontents - mais pour la raison inverse ! La Vérité adore jouer ce genre de farces. Mon Dieu ! elle nous échappe sans cesse. Et la merveille, c’est de voir courir, sous nos vérités hâtivement déguisées, vérités de l’habitude et de la commodité, une vérité plus vaste, plus ample, indépendante et souvent opposée aux précédentes. Ne l’éprouvez-vous donc pas ? Les pseudo-raisons de la déraison. L’absence de preuve raisonnable dans la raison. L’embrouillamini des problèmes et des motifs. Cette pagaille éthique, et l’habitude aveugle de recourir au bain de sang dans l’idée que cela démêlera l’écheveau. Pagaille accrue. L’honneur entre en jeu. Le bain de sang envisagé comme une solution. Le point d’honneur gagne en importance. Le bain de sang s’amplifie. Ce prétendu devoir ridicule pour une génération donnée de se sacrifier pour le bien de la suivante ! Cela n’en finira jamais... Oh ! mais le pendule oscille de plus en plus fort, et nous versons notre sang, une génération après l’autre. Pour quoi ? Pour qui ? - Pour les générations futures ! Mon Dieu, quels ânes nous sommes ! Des ânes qui versent leur sang pour le bien des ânes à venir qui en feront autant !
- Mais qu’allez-vous faire ? Quoi ? insistai-je.

L’oncle Kostia se fit évasif :

- Vous savez, lâcha-t-il enfin, les subtilités intellectuelles, pour peu qu’on les poursuive jusqu’à leurs conclusions logiques, se réduisent à de pures et simples vulgarités. Nous ferions mieux de briser là cet entretien.

On voyait apparaître des barricades dans les rues. On relevait les ponts. Des voiturées de prolétaires en goguette se faisaient plus nombreuses à mesure que j’approchais de chez les Bursanov.

Je trouvai la maison entière dans un état d’excitation avancée.

Il ne fallait pas en chercher l’origine, toutefois, dans la Révolution. En vérité, étant donné les révolutions permanentes de leur maisonnée, tout le bruit fait autour de la Révolution politique leur semblait, et aux trois sœurs en particulier, une ridicule affectation.

J’appris que Nikolaï Vassilievitch venait de découvrir que son comptable Stanitski, à l’instigation de son agent immobilier, avait falsifié les comptes des cinq dernières années en le volant comme dans un bois. Dès qu’on s’en était aperçu, l’agent immobilier s’était évanoui dans les ténèbres d’où il venait. Mais je manquai d’être renversé, à mon entrée dans la maison, par Nikolaï Vassilievitch qui poursuivait le comptable au moment où ce dernier dévalait l’escalier. Il le rattrapa par les basques de son habit et le poussa vers le bureau. Il l’obligea à rester debout, raide, honteux, ne sachant où se fourrer, devant la table pendant qu’il s’affalait dans son fauteuil.

Nikolaï Vassilievitch ne criait pas, comme Stanitski, étant donné la pratique qu’il avait de son maître, s’y serait sans doute attendu. Il parlait tranquillement et même tristement ; et c’était précisément la tristesse de ses propos qui déchirait les entrailles slaves de Stanitski :

- Comment pouvez-vous m’avoir trompé de cette manière, Ivan Sergueich - moi qui vous faisais confiance ?

Stanitski devint sentimental :

- Nikolaï Vassilievitch ! s’exclama-t-il, les mains jointes, les yeux exorbités levés au ciel. Nikolaï Vassilievitch ! Le Dieu qui est au Ciel sait que ce n’est pas de gaieté de cœur, comme vous semblez le penser, que je prenais votre argent. Mais dans la mesure où j’en prenais un peu - et j’ai une femme, des enfants, des bouches à nourrir - j’ai dû faire ce que l’agent immobilier me disait de faire. J’étais à sa botte, à la merci d’un forban et d’un voleur. J’ajouterais même, Nikolaï Vassilievitch, que j’ai plus d’une fois voulu vous mettre en garde contre ce bandit. Mais j’étais à sa merci ... dans la mesure où je me servais moi-même. Toutefois, je me servais avec parcimonie, Nikolaï Vassilievitch, en gardant les yeux de ma conscience fixés sur Dieu.

Le vieux bonhomme versait des larmes amères. Il avait l’impression que le destin l’avait cruellement frappé, injuste remerciement de sa modération.

Que pouvait-on faire pour lui ? Le baron Wunderhausen, qui vivait à présent avec le reste de la famille puisqu’il avait épousé Sonia, proposa de le remettre aux milices bolcheviques. Nikolaï Vassilievitch balaya la suggestion d’un revers de main. Selon moi, la situation familiale du vieux bonhomme lui allait droit au cœur.

Il restait assis devant son bureau, à ruminer, tandis que Stanitski se glissait discrètement hors de l’appartement, comme un chat.

Fanny Ivanovna soupira bruyamment.

- Eh bien ! c’est un monsieur bien optimiste, ce Stanitski, remarquai-je. Quelle foi dans le bon ordonnancement de l’univers ! Attendre tant de bienfaits de la Providence !
- Et apparemment il ne se trompe pas de beaucoup dans ses espérances, fit le baron d’un ton amer qui laissait percer son mécontentement de beau-fils devant la conduite des affaires de la famille : je considère que cet état de choses est honteux.
- Dieu ait pitié de nous ! chuchota Fanny Ivanovna, d’une manière presque ironique.
- L’optimiste est un crétin, repris-je en livrant le fruit de mes réflexions à la cantonade, puisqu’il ne voit pas ce qui l’attend : la désillusion. Mais il est sage sans le savoir, cependant, dans la mesure où, quelle que soit la laideur du présent, il ne désespère pas du futur, transformant ainsi un présent qui ne lui paraît jamais tout à fait aussi mauvais qu’il l’est en réalité.
- Redites-nous cela, fit Nina.
- Tout crétin, intervint Nikolaï Vassilievitch, est un optimiste. Il est optimiste en ce qui le concerne, et en ce qui concerne sa crétinerie. Je suis un optimiste !

Il se leva, les mains dans les poches, et se planta devant la fenêtre. Le crépuscule tombait rapidement. Nina, juchée sur le sofa, restait muette, la tête penchée.
- À quoi bon être triste ? lui dis-je.
- Comme si je faisais exprès d’être triste !

Pour se consoler, elle s’empara d’une pomme.
- Quels optimistes nous faisons ! soupira Fanny Ivanovna.
- Justifiant de la sorte le pire des pessimismes ! fit remarquer le baron.
- Il est plus facile d’espérer et d’être déçu, reprit Nikolaï Vassilievitch, il est plus facile d’espérer en sachant qu’on sera déçu que ne pas espérer du tout.
- Pourquoi donc les écrivains - les romanciers - n’écrivent-ils pas là-dessus, sur cette vraie vie, intervint Fanny Ivanovna, ce drame véritable qu’est la vie, au lieu d’écrire leurs petits romans si proprets, tracés au cordeau, si raisonnables et - oh ! si peu convaincants !

William Gerhardie, Futilité, Paris 1992, épuisé. Tous droits réservés sur la traduction


Mentions légales | Crédits