Guillaume Villeneuve, traducteur
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Un autre moi-même

samedi 16 juin 2007, par Guillaume Villeneuve


Mars ultor

Le jour de plein été où, étendu sur mon lit d’hôpital, j’entendis Churchill vanter à la radio les vertus de notre nouvel allié, la Russie soviétique, marque incontestablement le nadir de ma vie entière. Rien de plus périlleux pour une nation, pensais-je à l’époque, que le moment où, pour sauver sa peau, il lui faut se compromettre avec le diable. Le salut valait-il d’être payé à ce prix ? Depuis le 22 juin 1941, la conviction ne m’a pas quitté que le mal n’est pas simplement une négation du bien, mais la plus puissante des polarités entre lesquelles oscille notre fortune et que l’existence terrestre a peu de valeur intrinsèque. Puisque cette vie est de toute évidence une bataille perdue du bien contre le mal, j’espère, sans en être du tout sûr, que la vie future nous offrira peut-être une chance d’assimiler les vérités éternelles dont le Tout-Puissant ne nous a pour l’instant accordé qu’une vision passagère.

J’avais à l’époque - et pour un an encore - le réconfort de l’amitié peut-être la plus intime et exquise de toutes celles dont j’ai eu le bonheur de jouir. Je ne la vis jamais. Je ne sus jamais son nom. Je devais l’appeler Égérie, à cause de son évanescence qui la faisait ressembler à cette nymphe et parce qu’elle s’abandonnait si vite aux larmes ou bien au rire. Ce n’était pas son vrai prénom, bien sûr. Naturellement, elle m’appelait Numa, comme le roi mortel qui recueillait les conseils d’art de vivre et de régner dispensés par Égérie.

Tard une nuit, j’étais à Londres entre deux séjours à l’hôpital, j’essayais de téléphoner à un ami. Au lieu d’être mise en communication avec lui, ma ligne fut connectée à celle de cette femme, qui voulait elle aussi téléphoner.
- Mon numéro est Grosvenor 8527, l’entendis-je dire, et je veux un numéro à Hampstead. Au lieu de quoi vous m’avez donné Flaxman je ne sais quoi. Ce brave homme n’a aucune envie de me parler.
- Bien au contraire, intervins-je car j’aimais sa voix à la folie.

C’était une voix harmonieuse et intelligente. Loin de se fâcher, la dame prit très bien l’embrouillamini. Après nous être mutuellement excusés nous raccrochâmes. Une ou deux minutes plus tard, je recomposai à nouveau mon numéro et de nouveau tombai sur elle bien qu’il n’y eût aucune ressemblance entre son numéro et celui que je tâchais d’obtenir. Puisque nos lignes paraissaient destinées à se connecter, nous conversâmes pendant vingt minutes.
- Pourquoi vouliez-vous parler à un ami passé minuit, je voudrais bien le savoir ?
Je lui dis la raison que j’ai oubliée aujourd’hui.
- Et vous, pourquoi téléphoniez-vous ?

Elle m’expliqua que sa vieille mère dormait mal et qu’elle l’appelait souvent tard dans la nuit. Puis nous discutâmes des livres que nous lisions et de la guerre, naturellement. Je déclarai pour finir :
- Je n’ai pas souvenir d’une conversation aussi intéressante depuis des années.
- C’était drôle, n’est-ce pas ? Bon, je suppose qu’il faut raccrocher maintenant, répondit-elle.
- Je suppose que oui. Au revoir.
- Bonne nuit, ajouta-t-elle encore. Faites de beaux rêves.

Pendant toute la journée du lendemain, je repensai à notre conversation. Je réfléchis à ses remarques intelligentes sur Balzac. Je pensai à sa spontanéité, son enthousiasme et sa drôlerie. Je pensais aussi à son accent si particulier, doux et séduisant sans qu’il eût rien d’aguicheur. Sa musicalité me hantait. Je n’ai pas de mémoire pour les numéros de téléphone, mais pour quelque raison Grosvenor 8527 s’y était gravé. Je n’arrêtais pas de me le répéter dans les bus et sur les trottoirs et finis par l’inscrire de crainte de l’oublier.

Ce soir-là, je prêtais peu d’attention à ce que je lisais au lit. Vers minuit Grosvenor 8527 me revenait si souvent à l’esprit que je n’y tins plus. Je me levai, me rendis près du téléphone et composai le numéro en tremblant.

[...]

Parfois, je n’en pouvais plus de ne pas connaître son visage. Je menaçais de sauter dans un taxi et de me faire conduire chez elle sur-le-champ.
- Cessons cette comédie. Nous nous connaissons mieux que n’importe quel couple au monde. Et nous nous aimons autant.

Mais elle ne cédait pas. Elle déclarait que si nous faisions connaissance et découvrions que nous ne nous aimions pas comme c’était pour le moment le cas, elle en mourrait.
- Peut-être ai-je commis une erreur au début, disait-elle ; maintenant, il est trop tard.
- Très bien, ma chérie : je ne viens pas. De toute façon, c’est impossible tant que tu refuses de me dire qui et où tu es. Mais la guerre ne semble pas près de finir. Et il se peut que nous devions attendre des siècles.

À chaque fois que nous subissions un gros bombardement nocturne je l’appelais à la fin pour savoir si tout allait bien. Cela l’amusait toujours. Mais je m’aperçus qu’elle faisait de même sitôt qu’elle imaginait qu’il y en avait un au-dessus de Chelsea. Quand ma ligne était en dérangement, je lui envoyais un télégramme adressé à Grosvenor 8527 et signé Numa, juste pour dire que j’étais vivant. À chaque fois que mes obligations professionnelles m’éloignaient de Londres pour quelques jours j’étais anxieux.

Pendant douze mois je vécus dans une béatitude intérieure extraordinaire. Extraordinaire parce que les temps que nous vivions étaient sinistres et que notre amour, d’une certaine manière, était inachevé. Cette situation avait ses avantages. Ce fut mon premier amour sans souffrance. Il n’y avait pas la moindre raison d’éprouver un pincement de jalousie, cette ombre terrible qui va presque toujours avec l’amour dont elle sape l’esprit. Je savais que notre traversée était entièrement débarrassée des écueils et des récifs qui menacent les turbulences de la passion. Et on ne voyait pas pourquoi elle ne suivrait pas ce cours régulier et égal à jamais. Car enfin, le langage des mots est plus puissant et plus durable que celui des yeux ou des mains.

Mais les noires ailes du destin pèsent d’autant plus que les ciels où s’ébaudissent les proies innocentes sont éclatants. Le destin nous frappa brutalement. Une nuit, je rentrai tard à Londres de la campagne. Je soulevai le combiné et composai son numéro. Au lieu de la sonnerie claire et saine, au lieu du signal "occupé" aigu et hystérique, il y eut un hurlement prolongé et perçant. Je ne l’entends jamais depuis sans me sentir mal. Il signifie que la ligne est en dérangement, ou qu’elle n’existe plus du tout. Le lendemain, ce même cri funeste retentit. Et le surlendemain. Désespéré, j’appelai les renseignements pour savoir ce qui s’était passé. Je les suppliai de me donner l’adresse de Grosvenor 8527 même au risque de rompre la promesse solennelle que je lui avais faite. Le numéro était sur la liste rouge, je le savais, pour déjouer les attentions malvenues du mari. On refusa d’abord de rien me dire. Cela paraissait bizarre que j’ignorasse jusqu’au nom de l’abonnée. Enfin, une aimable opératrice accepta de faire une exception au règlement. Après tout, fit-elle, pourquoi ne m’obligerait-elle pas ?
- Nous pouvons très bien sauter d’un moment à l’autre. Et vous semblez angoissé. Le fait est que la maison où aboutissait cette ligne a été touchée de plein fouet il y a trois jours. Que je vous donne le nom de l’abonnée ne peut plus nuire à personne.
- Merci de votre aide. Je préfèrerais de beaucoup que vous n’en fassiez rien. Pas un mot, donc, je vous en prie.

Et je raccrochai.

Dernières pages d’Un autre moi-même, Paris, 1991. Tous droits réservés sur la traduction.


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