Guillaume Villeneuve, traducteur
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Adieu, Lady L

jeudi 24 mai 2007, par Guillaume Villeneuve


En perdant Lesley Blanch, née à Londres le 6 juin 1904, morte à Garavan ce lundi 7 mai 2007, l’Angleterre et la France ont perdu l’un de leurs derniers liens les rattachant au Paris des Russes blancs, au Londres des Français libres, à bien d’autres mondes disparus. Ses amis ont perdu une présence aimante et positive dans leurs vies. Bien qu’elle eût plus de cent ans, ses proches - anciens ou récents - quittaient stimulés, non pas fatigués, son nid d’aigle quasi ottoman de Menton. Sa conversation, ses sujets d’intérêts dépassaient les frontières conventionnelles du temps, de l’espace, de la nationalité, de la mode. Je lui ai souvent rendu visite et téléphoné, attiré par sa personnalité chaleureuse comme par son passé cosmopolite haut en couleurs. C’est toujours avec un tour de phrase bien à elle qu’elle parlait avec passion des stars de cinéma, du racisme, de “la douceur de sucette” des Arabes ou des sœurs Mitford.

Quand elle mentionnait son troisième mari, jadis adoré, le pilote de guerre et double Prix Goncourt Romain Gary, sa voix tombait comme une guillotine : “Romain n’était heureux que lorsqu’il baisait.” Le bureau qu’il lui avait demandé de lui trouver à Hollywood n’était qu’un “baisodrome”. “Certes, il finança mes voyages au Caucase, mais [ici, sa voix devenait sévère] je n’ai jamais eu un budget pour m’habiller comme n’importe quelle autre épouse (…) Je ne suis pas jalouse, je ne l’ai jamais été, mais il m’arrivait d’être de mauvaise humeur.”

Sa relation de leur mariage, Romain : un regard particulier (Paris, 1998) est un chef d’œuvre. Elle séduira tous les connaisseurs de cet étrange ballet d’amour-haine unissant les Français et les Anglais. L’attirance animale s’y heurtait à un égoïsme implacable : “infidélités, absences, complications, complicité et compréhension.” Quand le livre de Lesley Vers les rives sauvages de l’amour devint un best-seller mondial en 1954, Gary fit une dépression nerveuse.

La solidité et l’autonomie de Lesley (sa mère ne lui avait-elle pas souvent enjoint de “se lever tout simplement et d’avancer” ?) lui permirent de survivre à trois mariages, à la ruine de ses parents, au Blitz, à bien des années dans le journalisme de mode, à l’incendie qui détruisit en 1994 la plupart de ses robes, tableaux et livres chéris, ainsi qu’à l’horreur ultime de la publication d’une biographie de Romain Gary, en 2004, qui comportait une description exhaustive, et parfaitement diffamatoire à ses yeux, de leur divorce. La biographe dut faire les changements demandés. Quant à ses propres biographes présomptifs, Lesley Blanch les tenait à distance respectable.

Les voyages avaient été une consolation. Son esprit ouvert, son immense culture, l’aidèrent à apprécier New York aussi bien que le Caucase, Menton aussi bien qu’Hollywood. Le monde musulman, le cadre de ses Sabres du paradis (1960), la passionnait autant que la Russie, laquelle inspira le Voyage au cœur de l’esprit (1968). Elle connut l’Afghanistan d’avant les Taliban, l’Iran d’avant les mollah, l’Égypte avant que ses actrices ne se mettent à porter le voile pour afficher leur piété - elle y eut bien des aventures. “Je ne fus jamais violée bien que je fusse fort violable, à l’époque”, me dit-elle. Au contraire, elle goûtait une certaine dureté, chez les hommes comme dans le paysage. Sa hardiesse pouvait étonner les membres du sexe faible. Ne lui arrivait-il pas de qualifier de “prostitution polie” l’époque de sa jeunesse, lorsqu’elle répandait exprès de la soupe sur sa robe pour obliger son convive à lui en offrir une neuve ?

Les objets - un khalat indien, une aubergine farcie, les robes - sans oublier les chats, compensaient aussi les insuffisances des êtres humains. “Les choses sont fidèles. Elles demeurent alors que les gens passent.” Elle aimait la manière dont la reine Marie de Roumanie, “avec ses voiles et ses traînes”, avait su entretenir la mystique royale. À ses yeux, la bourqa afghane n’était pas l’instrument de la domination masculine, mais le costume commode par lequel la femme se protège, obtient l’indépendance et l’honneur - et parvient même à séduire. Quant aux livres - ceux de Lermontov, de Pouchkine, de Blake, de Barbey d’Aurevilly - ils faisaient partie de sa vie et n’étaient pas objets d’étude universitaire. Sa grande connaissance de tels maîtres devait nourrir la précision extrême de son style et son vaste registre de références.

Son courage dans la maladie impressionnait tous ceux qui en furent témoins. Souffrant souvent, se sentant “cabossée, très cabossée”, elle aspirait à partir. Elle avait suffisamment vécu pour voir de nouveaux lecteurs la découvrir après la republication de ses livres en anglais et leur traduction française par Guillaume Villeneuve ; elle avait vécu, peut-être plusieurs fois, ce qu’elle appelait “le moment que nous cherchons, notre heure absolue dans le temps.” Elle disait : “Être vieux n’a aucun intérêt : il faut tirer sa révérence à quatre-vingts ans.” Heureusement pour nous, elle s’est attardée.

Traduction d’un article d’abord paru dans The Independent du 15 mai 2007, pour le Figaro Littéraire du 17 mai 2007


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