Guillaume Villeneuve, traducteur
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La recension de Françoise Vergès

mercredi 3 janvier 2007, par Guillaume Villeneuve


Une analyse de l’ouvrage de Hugh Thomas par la grande spécialiste française, auteur notamment de Abolir l’esclavage : une utopie coloniale. Les ambiguïtés d’une politique humanitaire, Paris 2001 ; Nègre je suis, nègre je resterai, entretiens avec Aimé Césaire, Paris 2005 ; La mémoire enchaînée, Questions sur l’esclavage, (Prix Seligmann 2006 contre le racisme), Paris 2006. Que Françoise Vergès soit bien vivement remerciée de m’avoir permis de mettre en ligne son article.

La Traite des Noirs. Histoire du commerce d’esclaves transatlantique. 1440-1870

Hugh Thomas

Traduit de l’anglais par Guillaume Villeneuve

Bouquins, 2006

On ne peut que saluer la parution en français de la somme de Hugh Thomas, parue en anglais en 1997. L’ouvrage, remarquable par son érudition, son style et sa clarté, répond à l’attente d’un public français curieux d’en savoir plus au moment où le débat sur les mémoires de la Traite négrière et de l’esclavage a fait resurgir ce passé dans notre présent. Hugh Thomas a su éviter l’indignation facile, les leçons morales et le style pesant qui caractérisent souvent les ouvrages sur ce thème. Il nous restitue avec force détails, mais sans jamais nous perdre, un ensemble de faits qui s’étalent sur plus de quatre siècles. Saluons au passage, pour avoir d’abord lu l’ouvrage en anglais, l’excellente traduction de Guillaume Villeneuve.

Le livre porte sur la Traite des Noirs et non sur l’esclavage. Cette distinction est importante, car si les deux phénomènes sont largement interdépendants, il est indispensable de distinguer l’esclavage (qui ne concerne pas que les Africains) de la traite des Noirs. Un des mérites de l’ouvrage est d’éclairer cette distinction. L’Europe a appréhendé la Traite dans le vocabulaire du commerce, et l’esclavage dans le langage juridique de la propriété. Pour cette raison, certains abolitionnistes luttèrent contre la Traite (car on ne pouvait faire commerce d’êtres humains), mais acceptèrent l’esclavage (la Grèce et Rome, berceaux de l’Europe ne l’avaient-elles pas pratiqué ? Le Pape n’avait-il pas, dès 1452, approuvé cette institution par une bulle ?). C’est le mérite de Lord Thomas de rappeler sans cesse au lecteur ce que fut la Traite des Noirs, lui permettant de mieux saisir à la fois l’ampleur et la singularité du phénomène. Il nous restitue la longue et difficile histoire de l’abolition de la Traite. On reste étonné devant l’adhésion de représentants des élites éclairées à la poursuite de ce commerce. « L’indignation devant l’idée même de Traite, mit du temps à éveiller le soutien ‘civilisé’ que ce soit en Angleterre, en France ou en Amérique du Nord ». On mesure combien il fallut de détermination et de ténacité aux abolitionnistes pour arriver à leur fin.

Un des aspects passionnants du livre est qu’il retrace la vie d’esclavagistes européens. La Traite permit à de jeunes européens de faire fortune. Ainsi, dans les années 1780, le Français Paul Benis, « marin illettré qui apprit le wolof et devint un riche marchand dès le milieu des années 1780 » ; le Londonien Miles Barber, propriétaire de l’une des îles au large de Conakry, qui « vendait personnellement 6000 esclaves par an au Nouveau Monde » ; Richard Miles qui finit ses jours à Londres, comptant « parmi les plus importants négriers de la ville ». Ces trafiquants, tout en profitant d’un commerce qui répondait aux besoins de l’Europe, échappaient aux normes sociales et culturelles de leur pays d’origine, où de tels destins eussent été impossibles. Grâce à ce commerce, ils devenaient riches et puissants. La Traite offrit également de nombreuses opportunités d’enrichissement à des Africains et des métis. On compta même quelques femmes parmi ces aventuriers, comme Betsy Heard, fille d’un homme d’affaires de Liverpool et d’une Africaine qui compta parmi les « trafiquants les plus prospères » au XVIIIème siècle. Un siècle plus tard, une nouvelle génération de négriers connaissait des destins similaires, comme celui de Francisco Félix de Souza, surnommé Cha-Cha qui vivait dans « une prodigieuse splendeur » à Ouidah. A côté de ces fortunes faites en Afrique, il y eut celles faites à Liverpool, Le Havre, Bordeaux, Nantes, Newport… « La traite des noirs est la seule branche de commerce qui offre des perspectives de bénéfice », écrivait le membre d’une grosse firme nantaise en 1782.

La Traite des Noirs mit aussi en place une forme d’économie globalisée qui « stimula grandement la construction navale, l’assurance maritime, les corderies, les charpentiers… les manufactures textiles (comme le lin à Rouen), la production d’armes à Birmingham et Amsterdam, les forges et barres de fer en Suède, le cognac français et le rhum à Newport… la verroterie à Venise et en Hollande », l’essor des foires et des échanges en Afrique, bref des réseaux de commerce qui tissaient sur trois continents des interdépendances d’intérêts. Elle brassa des peuples, renforça en Afrique le pouvoir d’autocrates absolus et brutaux, permit le développement d’industries en Europe. Et elle contamina les démocraties naissantes.
Pourquoi s’intéresser aujourd’hui à la Traite des Noirs ? Parce que, comme l’écrit l’auteur, « l’étude de ce commerce a de quoi intéresser presque tout le monde. » Le but n’est pas de rechercher des coupables, mais de comprendre pourquoi et comment « on a toléré un tel commerce pendant si longtemps ». Hugh Thomas a consulté de nombreuses archives en portugais, en espagnol, en italien, en anglais. Sa connaissance du sujet est impressionnante. L’ouvrage fourmille de détails passionnants sur la constitution et l’origine des équipages, leurs conditions de travail, les ports négriers, le prix des esclaves, les débats qui font rage, les mutations induites par la Traite sur les économies des rives de l’Atlantique, les royaumes africains…

Hugh Thomas conclut sur le « grand vide » auquel se trouve confronté tout historien de la Traite des Noirs : la quasi absence de documents émanant des millions d’êtres humains qui firent l’objet de ce commerce. On n’en doit pas moins, à la suite d’Aimé Césaire, souligner le rôle de « ceux sans qui la terre ne serait pas la terre ». 


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