Guillaume Villeneuve, traducteur
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La prise de Jérusalem par Saladin à l’automne 1187

mardi 16 décembre 2008, par Guillaume Villeneuve


Saladin avait la ville à sa merci. Il pouvait l’investir quand bon lui semblerait ; à l’intérieur se trouvaient plusieurs amis potentiels. Les chrétiens orthodoxes, majoritaires parmi les humbles de la ville, avaient toujours mal supporté l’orgueilleuse Église latine. Il n’y avait pas eu de véritable schisme. La famille royale et la noblesse laïque, sauf à Antioche, avaient témoigné de l’amitié et du respect au clergé orthodoxe. Toutefois, la haute hiérarchie était restée exclusivement latine. Dans les grands lieux saints de leur foi, les chrétiens autochtones avaient été obligés d’assister à des cérémonies dont la langue et les rites leur étaient étrangers. Ils songeaient avec nostalgie à l’époque où, sous de justes princes musulmans, ils avaient pu prier comme ils l’entendaient. Le conseiller particulier de Saladin dans ses rapports avec les princes chrétiens était un érudit orthodoxe de Jérusalem, du nom de Joseph Batit. Il rencontra les communautés orthodoxes de la ville et elles promirent d’ouvrir les portes à Saladin.

Leur intervention fut inutile. Quand Balian II se présenta devant sa tente, Saladin déclara qu’il avait juré de prendre Jérusalem par l’épée et que seule la reddition sans conditions de la ville l’absoudrait de ce serment. Il rappela à Balian les massacres commis par les chrétiens en 1099. Devait-il agir différemment ? La bataille faisait rage pendant leur conversation ; et Saladin lui montra que son étendard venait d’être déployé sur le rempart. Mais un instant plus tard, ses hommes furent repoussés ; et Balian avertit Saladin qu’à moins de conditions honorables les assiégés désespérés détruiraient tout dans la ville avant de mourir, y compris les édifices du Temple, sacrés aux yeux des musulmans, et qu’ils massacreraient les prisonniers qu’ils détenaient. Saladin, aussi longtemps qu’on reconnaissait son pouvoir, était prêt à se montrer généreux et il souhaitait infliger le moins de souffrance possible à Jérusalem. Il consentit à poser ses conditions et offrit que chaque chrétien pût se racheter au prix de dix dinars l’homme, cinq la femme et un l’enfant. Et Balian de faire remarquer que la ville abritait vingt mille pauvres hères qui ne pourraient offrir une telle somme. Une somme globale proposée par les autorités chrétiennes pourrait-elle les racheter tous ? Saladin consentait à accepter 100 000 dinars pour tous les libérer. Mais Balian savait qu’une telle somme ne se trouverait pas. On convint d’en libérer sept mille contre 30 000 dinars. Sur ordre de Balian, la garnison déposa les armes ; le vendredi 2 octobre Saladin pénétrait dans Jérusalem. On était au 27e jour de Rajab, l’anniversaire du jour où le prophète avait visité Jérusalem dans son sommeil et avait été emporté au Ciel.

Les vainqueurs se montrèrent corrects et humains. Là où les Francs, quatre-vingt-huit ans plus tôt, avaient pataugé dans le sang de leurs victimes, on ne pilla pas un seul bâtiment, on ne blessa personne. Sur ordre de Saladin, des gardes patrouillaient dans les rues et aux portes, empêchant qu’on inflige le moindre outrage aux chrétiens. Pendant ce temps, chacun s’efforçait de trouver l’argent de sa rançon et Balian vidait le trésor pour rassembler les 30 000 dinars promis. On eut du mal à faire dégorger leurs richesses à l’Hôpital et au Temple ; et le patriarche et son chapitre firent bande à part. Les musulmans furent choqués de voir Héraclius payer ses dix dinars de rançon et quitter la ville, accablé par le poids de l’or qu’il emportait, chargé de charrettes emplies de tapis et de vaisselle. Grâce au reste de la donation de Henry II, on libéra les sept mille pauvres ; des milliers d’autres eussent échappé à l’esclavage si les ordres et l’Église s’étaient montrés plus généreux. Bientôt, deux fleuves de chrétiens se déversaient par les portes, formés pour l’un de ceux qui avaient payé leur rançon eux-mêmes ou grâce aux efforts de Balian, et pour l’autre de ceux qui partaient en captivité. Le spectacle était si navrant qu’al-Adil se tourna vers son frère et demanda qu’un millier d’entre eux lui fussent donnés en récompense de ses services. Ils lui furent accordés aussitôt et il les affranchit dans l’instant. Le patriarche Héraclius, ravi de trouver moyen de faire le bien à si vil prix, demanda à avoir quelques esclaves à libérer. On lui en accorda sept cents ; et cinq cents à Balian. Puis Saladin annonça qu’il libérerait lui-même chaque vieillard, homme et femme. Quand les dames franques qui s’étaient acquittées de leur rançon vinrent vers lui en larmes pour lui demander où aller puisque leurs maris ou leurs pères étaient tués ou prisonniers, il répondit en promettant de relâcher chaque mari prisonnier, et aux veuves et aux orphelins il donna des cadeaux tirés de son propre trésor, à chacun selon son rang. Sa miséricorde et sa bonté faisaient un curieux contraste avec les actes des conquérants chrétiens de la Première Croisade.

Histoire des croisades, volume II, livre V, Paris, 2000 puis 2005 et 2006. Originellement en trois volumes anglais, dont Denis-Armand Canal a traduit la première moitié - le volume I et les trois premiers livres du volume II. Édition de poche Texto en deux volumes, Paris 2013.


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