Guillaume Villeneuve, traducteur
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La Beauté

lundi 15 janvier 2007, par Guillaume Villeneuve


Un poète s’avança : Parlez-nous de la Beauté.
Il répondit :
Où chercherez-vous la beauté, comment la trouverez-vous, à moins qu’elle ne soit elle-même votre chemin et votre guide ?
Comment en parler sauf si elle tisse vos propos ?

Le blessé et l’offensé disent : "La beauté est douce et bonne.
Semblable à une jeune mère, à moitié gênée par sa gloire, elle marche parmi nous."
Le passionné s’exclame : "Non, la beauté est chose puissante et terrifiante.
Comme une tempête, elle ébranle la terre sous nos pieds et le ciel au-dessus."

L’épuisé et le las déclarent : "La beauté est faite de doux murmures. Elle nous parle à l’esprit.
Sa voix s’efface dans nos silences comme une pâle lueur qui tremblote par peur de l’ombre."
Mais l’inquiet affirme : "Nous l’avons entendue hurler dans les montagnes,
Avec ses cris déferlaient le martèlement des sabots,
le claquement des ailes et le rugissement des lions."

À la nuit, les veilleurs de la ville remarquent : "La beauté se lèvera avec l’aube sur l’orient."
À midi, les travailleurs et les routiers s’étonnent :
"Nous l’avons vue se pencher sur la terre aux fenêtres du couchant."

En hiver, l’enneigé affirme : "Elle viendra avec le printemps, en bondissant sur les collines."
Dans la chaleur d’été, les faucheurs remarquent :
"Nous l’avons vue danser avec les feuilles d’automne et nous vîmes une bouffée de neige dans ses cheveux."
Voilà tout ce que vous avez dit de la beauté,
Pourtant vous ne parliez pas d’elle, en réalité, mais de besoins insatisfaits ;
Or la beauté n’est pas un besoin, mais une extase.
Ce n’est pas une bouche assoiffée, pas une main vide et tendue,
Plutôt un cœur enflammé et une âme enchantée.
Ce n’est pas l’image que vous voudriez voir ni la chanson que vous voudriez entendre,
Plutôt une image que vous voyez en fermant les yeux, une chanson entendue oreilles closes.
Ce n’est pas la sève au sein de l’écorce sillonnée, ni une aile attachée à une griffe,
Plutôt un jardin à jamais fleuri, un essaim d’anges en vol pour toujours.

Peuple d’Orphalèse, la beauté est la vie quand celle-ci dévoile sa sainte face.
Et c’est vous la vie et le voile.
La Beauté, c’est l’éternité qui s’observe dans un miroir.
Et vous êtes l’éternité et le miroir tout ensemble.

Extrait du Prophète, Mille et Une Nuits, Paris, 1993


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