Guillaume Villeneuve, traducteur
Accueil > Extraits > XXe siècle > Steven Runciman > Le Mont Athos

Le Mont Athos

jeudi 24 mai 2018, par Guillaume Villeneuve


Alors que nous étions assis devant le monastère, dans l’attente du médecin, un vieux moine s’approcha pour nous parler. Pendant la conversation, je remarquai horrifié une chatte avec ses chatons tapie dans de proches buissons. Chacun sait qu’aucune créature femelle n’est admise sur la Sainte Montagne, à l’exception des oiseaux des airs, des souris, des reptiles et des insectes, dont la présence ne peut être contrôlée. La Montagne est vouée à la Sainte Mère de Dieu ; en son honneur il ne saurait s’y trouver d’autre présence féminine. Le moine avait saisi mon expression étonnée et se hâta de me donner une explication. Son grec ne m’était guère intelligible, mais Iordani [1] put me fournir une traduction française.

Il y avait environ un siècle, dit le moine - mais comme pour tous les bons Athonites, le temps n’avait guère de sens pour lui - la Montagne avait été frappée par une infestation permanente de serpents. Des chats s’imposaient pour leur régler leur compte. Mais il fallait que ce fût des matous : et la fourniture devait sans cesse en être renouvelée ; et les marchands de chats du continent ne cessaient d’en augmenter le prix jusqu’à ce que les monastères n’aient plus les moyens d’en acheter davantage. Le Saint Synode se réunit et décida de vouer une soirée de prière à la Mère de Dieu pour solliciter son secours. Ainsi fut fait ; quelques matins plus tard, on s’aperçut que tous les matous de la Montagne avaient donné naissance à des chatons. Tous de se réjouir et de rendre grâces jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que la moitié de ces chatons étaient des chattes. Qu’allait-on en faire ? En hâte le Saint Synode se réunit derechef. Certains moines affirmaient qu’il fallait noyer les femelles sur-le-champ. D’autres suggéraient de les vendre : en tant que chatons de naissance miraculeuse ils atteindraient un grand prix. Mais les plus sages et les plus vieux des moines soulignèrent que c’était la Mère de Dieu elle-même qui les avait amenés. En conséquence, Elle ne pouvait s’y opposer. Au surplus, si les monastères s’en débarrassaient, la même crise se représenterait dans quelques années ; et la Mère de Dieu pourrait bien ne pas vouloir rééditer son miracle. Voilà pourquoi nous permettons les chattes, dit le moine.

Je dois à la vérité de dire que je ne revis plus de chatons sur la Montagne. Quant au sexe des chats que j’aperçus par la suite, je n’avais pas moyen de l’identifier.

A Traveller’s Alphabet, Londres, 1991, pp. 11-12.

Notes

[1Un jeune compagnon de voyage de Runciman.


Mentions légales | Crédits