Guillaume Villeneuve, traducteur
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La naissance d’un historien

dimanche 8 octobre 2017, par Guillaume Villeneuve


Enfant, l’un de mes biens les plus chers était une grande carte du monde. Elle était épinglée au mur près de mon lit et je la scrutais chaque soir avant de m’endormir. Avant longtemps, j’eus appris par cœur les noms et situations de tous les pays, noté leurs capitales ainsi que les océans, les mers et les fleuves qui s’y jetaient ; les noms des principales chaînes de montagne et des déserts, tracés en impérieuses italiques, excitants d’aventure et de danger.

Avec l’adolescence, mon malaise grandit devant l’optique constamment étroite de mes cours de géographie scolaire, laquelle ne se focalisait que sur l’Europe et les États-Unis, en omettant l’essentiel du reste du monde. On nous avait enseigné l’histoire des Romains en Grande-Bretagne ; la conquête normande en 1066 ; Henri VIII et les Tudors ; la Guerre d’indépendance américaine ; la révolution industrielle sous le règne de Victoria ; la bataille de la Somme ; l’essor et la chute de l’Allemagne nazie. Je regardais ma carte et comprenais que d’immenses régions du monde avaient été passées sous silence.

Pour mon quatorzième anniversaire, mes parents m’offrirent un livre de l’anthropologue Eric Wolf et c’est lui qui m’enflamma. L’histoire de la civilisation, aussi paresseuse qu’admise, écrivait-il, est celle qui veut que « la Grèce antique ait engendré Rome, que Rome ait engendré l’Europe chrétienne, l’Europe chrétienne la Renaissance, que la Renaissance ait engendré les Lumières, et celles-ci la démocratie politique et la révolution industrielle. L’industrie, mâtinée de démocratie, aurait à son tour accouché des États-Unis, lesquels incarnent le droit à la vie, à la liberté, à la recherche du bonheur. » [1] Je reconnus aussitôt l’histoire exacte qu’on m’avait racontée : le dogme du triomphe politique, culturel et moral de l’Occident. Mais cet exposé était erroné ; il y avait d’autres façons de considérer l’histoire – des façons qui ne consistaient pas à considérer le passé du point de vue des vainqueurs de l’histoire récente.

J’étais mordu. Il m’apparut soudain évident que les régions dont on ne nous parlait pas s’étaient perdues, étouffées par le récit répétitif de l’essor de l’Europe. Je suppliai mon père de m’emmener voir la Mappa Mundi de Hereford qui faisait de Jérusalem sa cible et son centre, l’Angleterre et les autres pays occidentaux étant déportés sur le côté, quasi négligeables. Quand j’entendis parler des géographes arabes dont les ouvrages s’illustraient de portulans qui semblaient sens dessous dessous et plaçaient la mer Caspienne au centre, je fus hypnotisé – comme je le fus quand je découvris à Istamboul une importante carte médiévale turque qui portait en son cœur une ville du nom de Balāsāghūn, dont je n’avais même pas entendu parler, qui ne figurait sur aucune carte, dont la position même est restée incertaine jusqu’à récemment et qui fut pourtant jadis tenue pour le centre du monde. [2]

Je voulais en savoir davantage sur la Russie et l’Asie centrale, sur la Perse et la Mésopotamie. Je voulais comprendre les origines du christianisme envisagé depuis l’Asie ; ce que les habitants vivant dans les grandes villes du Moyen Âge – par exemple Constantinople, Jérusalem, Bagdad et Le Caire – avaient pensé des croisades ; je voulais découvrir les grands empires d’Orient, les Mongols et leurs conquêtes, comprendre à quoi ressemblaient deux guerres mondiales, non depuis les Flandres ou le front ouest, mais depuis l’Afghanistan ou l’Inde.

J’eus donc beaucoup de chance de pouvoir apprendre le russe au collège, sous la houlette de Dick Haddon, brillant personnage qui avait travaillé dans les services secrets de la marine et qui tenait que la meilleure manière de comprendre la langue et la doucha (l’âme) de la Russie était d’en pratiquer l’éblouissante littérature et la musique paysanne. J’eus encore plus de chance quand il proposa des leçons d’arabe aux élèves intéressés. Il fit connaître à une demi-douzaine d’entre nous la culture et l’histoire islamiques et nous immergea dans les beautés de l’arabe classique. Ces langues m’aidèrent à ouvrir un monde qui attendait d’être découvert, ou, comme je le compris vite, d’être redécouvert par certains d’entre nous à l’Ouest.

(...)

Bien des légendes m’ont incité à porter un regard différent sur le passé du monde. Mais l’une d’elles s’en distinguait. Selon la mythologie grecque, Zeus, le père des dieux, lâche deux aigles, chacun à l’une des extrémités de la terre, en leur ordonnant de voler l’un vers l’autre. Une pierre sacrée, l’omphalos – le nombril du monde – est déposée à l’endroit de leur réunion pour permettre la communication avec le divin. J’ai appris plus tard que le concept de cette pierre fascine depuis longtemps les philosophes et les psychanalystes. [3]

Je me rappelle avoir scruté ma carte en entendant ce conte pour la première fois, en me demandant où se seraient rencontrés les aigles. Je les imaginais s’envolant du rivage ouest de l’Atlantique et du littoral chinois sur le Pacifique pour aller vers l’intérieur des terres. La position précise changeait, selon l’endroit où je posais les doigts pour commencer à mesurer des distances égales depuis l’est et l’ouest. Mais je tombais toujours quelque part entre la mer Noire et l’Himalaya. Je restais éveillé la nuit, à repenser à la carte du mur de ma chambre, aux aigles de Zeus et à l’histoire d’une région jamais mentionnée dans les livres que je lisais – et qui n’avait pas de nom.

Les Routes de la Soie, Bruxelles, 2017, Préface, pp. 11-2, 17-8.

Notes

[1E. Wolf, Europe and the People without History, Berkeley, 1982, 5.

[2A. Herrman, « Die älteste türkische Weltkarte (1076 n. Chr) », Imago Mundi I.I (1935), 21-8, et aussi Mahmud al-Kashgari, Diwan lughat al-turk : Compendium of the Turkic Dialects, éd. et tr. R. Dankhoff et J. Kelly, 3 vol., Cambridge, MA, 1982-5, I, 82-3. Pour la situation de la ville, V. Goryacheva, Srednevekoviye gorodskie tsentry i arkhitekturnye ansambli Kirgizii, Frunze, 1983, surtout 54-61.

[3Par exemple, S. Freud, tr. J.-P. Lefèbvre, L’interprétation du rêve, Paris, 2003 ; J. Derrida, Résistances de la psychanalyse, Paris, 1996, 8-14.


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