Guillaume Villeneuve, traducteur
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Marius l’épicurien (Walter Pater)

mardi 16 janvier 2007, par Guillaume Villeneuve


Comme on demandait un jour à Walter Pater (1839-1894), lors d’un de ces jeux de société typiquement victoriens, ce qu’il eût voulu être s’il n’était pas un homme, il répondit : "Une carpe nageant à jamais dans les douves vertes de quelque château royal..."

Marius l’épicurien, sans conteste le chef-d’œuvre de son auteur, salué dès 1885 par une critique unanime et respectueuse, est aussi le plus autobiographique de ses écrits. S’il se fonde sur un substrat tant biographique qu’historique, il n’a rien à voir, cependant, avec l’histoire d’une carpe.

Biographique, on le verra, à bien des titres, en ce qu’il exprime les préoccupations d’un esprit fin de siècle, d’un fils, petit-fils et frère de médecins pauvres, d’un ancien "socialiste chrétien" durant ses années d’études, soucieux des détresses morales et physiques, d’un écrivain dont les yeux gris-vert se reflètent dans les tableaux qu’il nous peint, "tableaux sévères de vieux gris et de vert", mais aussi dans le spectacle des baignades d’étudiants nus passionnément admirés à Oxford ; Walter Pater est le Mr Rose parodié par Mallock [1] de même que Matthew Arnold, l’helléniste Jowett et Ruskin, il est ce fellow exquis semblant toujours parler des gens "comme s’ils étaient déshabillés" ; il est aussi cet être plus que civilisé, au "caractère incapable de défendre simplement ses convictions [...] ou de beaucoup parler", comme son Marius à la prose typique de l’époque, "plus que mûre [2]", contemporaine de celle d’un Huysmans en France et dont les influences se lisent aisément chez Ronald Firbank ou Forster, qui lui doit son intrication psychologique, son angoisse devant les muddles, les embrouillaminis éthiques. Mais, à la différence du pasteur de Chambre avec vue, Pater quittait ses hôtels italiens sitôt que des compatriotes voulaient lier connaissance...

Marius l’épicurien prétend donc retracer l’itinéraire d’un jeune homme, "ses sensations et ses idées" - le sous-titre a son importance – au IIe siècle de notre ère, sous le règne de l’empereur philosophe Marc-Aurèle, monté sur le trône en 161, mort sur les rives du Danube en 180. De la part d’un professeur de latin et de grec de Brasenose College à Oxford, on pouvait espérer, c’est la moindre des choses, que l’ouvrage fût solidement établi sur un substrat historique et littéraire. De fait les références, directes ou indirectes, courent tout au long du livre, la peinture du "mysticisme un peu hystérique de l’époque" est fidèle, au dire des bons juges [3], comme celle des sacrifices, des rites religieux païens, ambarvalia ou lectisternium, de l’inquiétude devant une crise économique qui prendra toute son ampleur un siècle plus tard [4]. Nombreuses, par exemple, les inscriptions qui nous restent et commémorent des alimenta, sortes de fondations pour l’éducation des orphelins créées par les riches aristocrates et auxquelles Walter Pater fait plusieurs fois allusion. Le substrat est aussi littéraire, étayé par des citations, parfois des pans entiers de traductions, de Pline (61-113), de Lucien (auquel est empruntée l’épigraphe), d’Apulée, de Fronton, de Marc-Aurèle bien sûr ou d’Aelius Aristide, tous contemporains du protagoniste, mais aussi par des références à la Bible, à la philosophie sapientiale, aux Psaumes, à Jonas, à l’Évangile, à l’Apocalypse et à l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée (265-340).

S’agit-il, pour autant, d’une histoire stricto sensu ou d’une histoire de l’épicurisme ? Et pourquoi ce titre d’ailleurs ? Qu’a voulu dire Pater au XIXe siècle en retraçant l’histoire d’un être et d’un esprit vivant près de deux mille ans plus tôt, dans une société romaine éminemment grécisée, et que peut-il nous dire cent ans plus tard, à la fin du IIe millénaire ?

Il faut d’abord remarquer l’usage radicalement différent qu’ont toujours fait de l’Antiquité les Anglais et les Français. Les premiers ont surtout vu dans les Grecs, et jamais plus, peut-être, qu’au XIXe siècle, des maîtres de savoir-vivre et c’est la responsabilité morale qu’ils leur assignent dans l’histoire humaine, de Gibbon à Forster [5] ; d’où l’amusante formule du cardinal Newman, pour lequel saint Basile a su "faire du moine le vrai gentleman [6]". La France, elle, ne devait jamais connaître cette bienfaisante notion de gentleman, et du seul Montaigne, me semble-t-il, on peut dire qu’il partagea le point de vue anglais sur l’Antiquité. Pour le reste, comme l’a bien montré Fustel de Coulanges, nos compatriotes ont pratiqué une lecture politique des Anciens, "dont l’imitation maladroite n’a pas été moins désastreuse : c’est un peu à elle que nous avons été redevables de la Terreur [7]". Tel n’est pas le propos de Walter Pater, dont l’inquiétude d’abord religieuse, l’obsession de la mortalité, l’incite à décrire ce qui fonde la Cité antique aux yeux de son contemporain : la religion des morts. Le parcours de Marius sera l’itinéraire d’un univers, du paganisme au christianisme, de la Rome terrestre à la Cité céleste, de l’épicurisme à l’anima naturaliter christiana, selon l’expression de Tertullien, c’est-à-dire du titre de l’ouvrage à celui du dernier chapitre. Ce faisant, il nous montrera, partageant une idée de Newman, que la christianisation est toujours à recommencer, en même temps que le tissu social, et que le monde moderne n’a pas lieu d’avoir bonne conscience si les solutions sont spécifiques à chaque âge, si "chaque siècle souffre de sa cécité particulière".

Le point de départ de la recherche patérienne de la vérité, c’est le culte de la sensation. "Cultive, écrit Pater, l’art de la sensation vive", leçon que n’oubliera pas son disciple le plus célèbre, Oscar Wilde. Importance, donc, des couleurs, des parfums, du sensible, des "roses très rouges", de la couleur rouge pompéien du couloir où périt Caligula, de "toute cette rougeur muée en sang", cependant que l’axiome primordial, le sel de toute étude esthétique, consiste à se demander : "En quoi, précisément, cela me concerne-t-il ?"

Marius vient après cette révolution dans l’ordre moral antique que Léopardi attribue à Virgile : ce dernier, en exaltant la sensibilité, frayait les voies du christianisme. L’épicurien verra d’abord dans la messe "la plus belle chose du monde" avant d’en comprendre le sens. Et son créateur, mal à l’aise au XIXe siècle, s’était d’abord plongé dans une autre époque charnière, la sensuelle Renaissance, pétrie de mystères païens et de christianisme tout ensemble, époque de Pic de la Mirandole "qui s’étend dans son habit de Dominicain, mais pense aux anciens dieux [8]". Le IIe siècle de notre ère, comme la fin du Moyen Âge, abrite les germes de sa mort et de son renouveau, la réminiscence et la prescience. C’est un monde dont le dynamisme se tourne d’abord contre lui, à l’image de son empereur, un monde et un homme épuisés, dont "l’aptitude au chagrin croît de la croissance de l’individu comme de celle de la race".

δὴ γὰρ καὶ ἐπὶ κνέφας ἤλυθε γαῖαν [9] À cette arrivée du crépuscule se conjugue la peur, corollaire d’une culture du sentiment et du sensible ; ce sont les frayeurs consécutives à l’épidémie de peste dont meurt l’empereur, les fantômes terrifiant les gardiens des jardins après l’assassinat de Caligula, les craintes constantes de la mort violente, en voyage ou en songe. Car la fluidité héraclitéenne du sensible obscurcit et problématise la connaissance. Clarifier la sensation n’empêche pas que "notre connaissance se limite à ce que nous sentons" et les abstractions ne sont que des "fantômes d’impressions défuntes". Le nouveau cyrénaïsme ne propose pas d’autre solution de rechange, devant l’épuisement d’une sagesse, la richesse du passé, que la critique, que le bon goût du gentleman. Or cela a-t-il sauvé Flavien, le premier ami de Marius, incarnation "du monde païen tout entier, de la profondeur de sa corruption et de la perfection de sa forme", de la mort ? Le bon goût, ultime refuge pour un Marc-Aurèle du tissu social, de la justice, de la police des citoyens, préserverait-il Marius de la névrose et l’empereur de la mort de son fils ?

Walter Pater, dangereusement remarqué dès son arrivée à Brasenose pour sa "philosophie audacieuse et inédite", savait pouvoir répondre par la négative. Face au deuil, face au mal, c’est Cornélius le chevalier chrétien, l’ultime ami de Marius, qui détient la solution. Et dans la description de toutes ces morts, obsession de l’auteur, on lit la brusque disparition de son père, de sa mère, de son frère, la solitude de cet amoureux de l’idée de famille et de celle des enfants qui resta célibataire comme ses sœurs, ses compagnes jusqu’à la fin et les dédicataires de Marius, Hester et Clara ; dans la peinture de l’ostracisme qui frappe les chrétiens à la fin du règne de Marc-Aurèle, de leurs dénonciations et de leurs martyres (dont mourra indirectement le héros), il faut peser l’immense souffrance d’un jeune homme dénoncé, adolescent à Oxford et pour cause de paradoxes trop provocants, par son ancien ami – hypocrite qui sans doute eût voulu être son amant, à en croire Michael Levey – pour empêcher qu’il ne soit prêtre ; les tourments de l’adulte installé à Brasenose comme professeur et vite entaché du soupçon socratique de corrompre une jeunesse trop belle, d’avoir pour ami le plus bel étudiant de sa génération [10], surtout après la parution de La Renaissance et de son hédoniste conclusion ; la diffamation qui le privera de tous les postes auquels il pouvait prétendre - proctor en 1874 ou Slade professor après la démission de Ruskin, devenu fou, en 1885. (Si tout en France finit par des chansons, tout en Angleterre finit par les animaux, du cheval à la carpe : on se souvient que Ruskin illustra son étude du protestantisme, dans son ultime conférence, par une gravure de cochon.) Certains s’en étaient plus mal tirés : un ami très aimé du jeune Pater, Simeon Solomon, peintre talentueux, avait complètement sombré après son arrestation dans un urinoir en 1873. D’où l’éloge qu’on lira dans les premières pages du mot umbratilis, l’émendation des phrases compromettantes dans la deuxième édition de La Renaissance. D’où cette phrase intriquée qui clôt la deuxième partie de Marius : "Car enfin, le mal était une réalité et le sage incapable de voir cela, et où il importait de ne pas être, par un choix instinctif, du bon côté, aurait échoué dans sa vie."

Marius, soucieux des martyrs, mais aussi du sort des animaux de l’amphithéâtre, est désormais bien éloigné de l’épicurisme pur. Et si c’est par la mort qu’on va à Dieu, selon le mot de Bossuet, c’est par le culte des morts que se fonde toute religion : la maison de Cécilia, patricienne chrétienne, est établie sur des catacombes dont les morts vibrent à l’unisson de la messe : "Et il semblait que les morts [...] remuassent sous les dalles des sépulcres si proches, aspirant à s’associer à cet enthousiasme, cette vénération exaltée de Jésus."

Au contraire, Marc-Aurèle a échoué dans l’exercice de la compassion, s’est révélé un imparfait "berger du troupeau". Son stoïcisme est celui de l’élite aristocratique, il méprise la mort et le corps : "Or, pour Cornélius [et son ami Marius], le corps de l’homme est [...] le seul vrai temple du monde [...]" Le christianisme légitimise ainsi l’ancien sensualisme et l’inquiétude d’un être obsédé par la santé, dont tous les parents masculins furent médecins et emportés, dans les quartiers populaires où ils exerçaient (rien de plus faux que le mythe qui fait de Walter Pater un grand bourgeois), par des morts prématurées. On aura remarqué que je parle de Marius comme de Pater, lequel semble lui-même à de certains moments parler indifféremment de Cornélius le chrétien et de son ex-épicurien.

Ce n’est d’ailleurs pas le moindre charme de l’ouvrage que cette confusion des genres qui nous peint Marius entrant à l’Athénæum d’Hadrien comme son créateur victorien à celui de Londres, ou Lucien et Marius en promenade sur la Via Appia après le breakfast ! Et faut-il attribuer au grand amour patérien des chats ces éloges répétés du sommeil, depuis l’épigraphe de Lucien jusqu’à la dernière page ?

Lux sedentibus in tenebris... Après le crépuscule, l’avènement, donc, et la lumière ; ce n’est pas le bel et jeune Hermès au secours de Priam, mais la chaleur au cœur des pélerins d’Emmaüs, cette clarté qui va permettre, au contraire des rites païens, "l’exercice de l’intelligence" ; nous voici passés de la beauté à la Beauté, celle du plus beau Corps, celle de l’Homme parfait célébré par la Renaissance qui garde de Platon le meilleur et y ajoute ce qu’il ignorait : "de ce qui n’était que la consolation de quelques-uns [les Stoïciens] le christianisme fit le bien commun de l’humanité", écrit Fustel [11], phrase que n’eût pas désavouée l’ancien "socialiste chrétien". Marius mourant se sent en compagnie, il reconnaît le compagnon pressenti toute sa vie, le mystère inexplicable éprouvé par Pater dans ses dernières années, "un cœur comme le sien derrière la vaine apparence des choses [12] !" Après celui de la sensation, il a fait le panégyrique de la compassion et rêve de son royaume, la Cité de l’Apocalypse où elle s’exercera sans frein.

Nous savons par Bywater, grand helléniste et condisciple de Pater à Oxford, que sa chambre évoquait alors le tableau du scriptorium de saint Jérôme "par Bellini" ; sans doute une erreur car ce tableau est inconnu. Il me plaît de penser qu’il voulait parler de celui d’Antonello de Messine sur le même sujet, conservé à Londres, et que Pater nous reste, faute d’être une carpe furtive, sous les traits du bon lion qui y trotte dans l’ombre.

Donné en préface à ma traduction de Marius l’épicurien, Paris, 1993. Épuisé, tous droits réservés

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couverture du livre

Notes

[1W. H. Mallock, The New Republic, cité par M. Levey, The Case of Walter Pater, Londres, 1978, p. 143

[2over-ripeness

[3Cf. J. Bayet, Histoire politique et psychologique de la religion romaine, Paris, 1957

[4On pense par exemple aux édits de Dioclétien en 296 pour fixer des prix maximaux ou lutter contre la bureaucratie (Ox. Pap., n°58)

[5Voir par exemple E. Gibbon, Mémoires (Paris, 1992), pp. 118-9 et 168-9 ; E. M. Forster, Howards End, chap. XII, et Maurice chap. XVIII.

[6Historical Sketches, II, 64-65

[7Leçon d’ouverture à la faculté de Strasbourg, 1862

[8Edgar Wind, Les Mystères païens de la Renaissance, traduction P. E. Dauzat, Paris, 1992 ; Walter Pater, Studies in the History of the Renaissance, 1873, abrégé en La Renaissance

[9Homère, Iliade, XXIV, 351 : "Et voici que le crépuscule recouvrait la terre."

[10Charles Lancelot Shadwell, 1840-1919, provost d’Oriel College et traducteur de Dante

[11La Cité antique, V, iii

[12Lettre de Vernon Lee citée par M. Levey, p. 163


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