Guillaume Villeneuve, traducteur
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Le grec et la civilisation

dimanche 8 octobre 2017, par Guillaume Villeneuve


Au IVe siècle avant notre ère, Alexandre continuait à batailler sans relâche, tournait bride dans l’Hindou Kouch, marchait vers l’Indus dont il descendait la vallée, tout en créant de nouvelles place-fortes dotées de garnisons – bien qu’il se heurte désormais aux protestations régulières de ses hommes las et pleins de nostalgie. Au moment de sa mort, à l’âge de 32 ans, en 323 à Babylone, dans des circonstances qui restent mystérieuses, ses succès militaires ne pouvaient qu’être jugés prodigieux. [1] La rapidité et l’étendue de ses conquêtes donnent le vertige. Ce qui n’est pas moins impressionnant – quoique bien plus souvent passé sous silence – c’est l’ampleur de son héritage et la manière dont les influences helléniques se sont mêlées à celles de la Perse, de l’Inde, de l’Asie centrale et finalement de la Chine aussi. Bien que la mort soudaine d’Alexandre soit suivie d’une période de turbulence et de guerres intestines entre ses principaux capitaines, un chef émergea bientôt dans la partie orientale des nouveaux territoires : un officier né en Macédoine septentrionale, du nom de Séleucos, qui avait pris part aux plus grandes expéditions du roi. À peine quelques années après la mort de ce dernier, il était gouverneur de territoires s’étendant du Tigre jusqu’à l’Indus ; ils étaient si vastes qu’ils évoquaient davantage un empire qu’une partie de celui-ci. Il fonda une dynastie, celle des Séleucides, qui devait régner durant près de trois siècles. [2] On tient souvent volontiers les victoires d’Alexandre pour une brillante série de gains éphémères et beaucoup jugent son legs de courte durée. Or il ne s’agissait pas là de réussites transitoires : elles marquaient l’orée d’un nouveau chapitre pour la région située entre Méditerranée et Himalaya.

Les décennies qui suivirent la mort d’Alexandre connurent un programme méthodique et déterminé d’hellénisation, à mesure que les idées, les thèmes et les symboles de la Grèce antique étaient introduits en Orient. Les descendants de ses généraux se rappelaient leurs racines grecques et les mettaient en exergue, par exemple sur les monnaies frappées dans les grandes villes stratégiquement situées sur les routes commerciales ou dans les centres agricoles de grande importance. La forme de ces pièces se standardisa ; le portrait du souverain régnant sur l’avers, dont les mèches étaient retenues par un diadème, la tête toujours tournée sur la droite comme l’avait fait Alexandre ; une image d’Apollon au revers, identifié par des lettres grecques. [3]

Le grec était parlé et lu dans toute l’Asie centrale et la vallée de l’Indus. À Aï-Khanoum, au nord de l’Afghanistan, ville neuve fondée par Séleucos, on avait gravé des maximes delphiques, dont celles-ci :

Étant enfant, deviens bien élevé.
Jeune homme, maître de toi-même.
Au milieu de la vie, juste.
Vieillard, de bon conseil.
À ta mort, sans chagrin. [4]

Le grec était utilisé chaque jour par les fonctionnaires plus d’un siècle après la mort d’Alexandre, comme le prouvent les reçus d’impôts et des documents relatifs à la solde des soldats de Bactriane datant de 200 environ avant Jésus-Christ. [5] De fait, cette langue pénétra profondément dans le sous-continent indien. Certains des édits publiés par l’empereur maurya, Asoka, le plus grand des premiers princes indiens, comportent une traduction grecque juxtalinéaire, évidemment dans l’intérêt de la population locale. [6]

Les Routes de la Soie, Bruxelles, 2017, pp. 24-5.

Notes

[1Voir le très récent J. Romm, Ghost on the Throne : The Death of Alexander the Great and the War for Crown and Empire, New York, 2011. On a diversement soutenu que l’empereur était mort de typhoïde, de malaria, de leucémie, d’empoisonnement alcoolique (ou d’une maladie similaire) ou encore d’une blessure infectée ; certains affirment qu’il fut assassiné, A. Bosworth, « Alexander’s Death : The Poisoning Rumours », in J. Romm (éd.), The Landmark Arrian : The Campaigns of Alexander, New York, 2010, 407-11.

[2Voir R. Waterfield, Dividing the Spoils : The War for Alexander the Great’s Empire, Oxford, 2011.

[3K. Sheedy, « Magically Back to Life : Some Thoughts on Ancient Coins and the Study of Hellenistic Royal Portraits », in K. Sheedy (éd.), Alexander and the Hellenistic Kingdoms : Coins, Image and the Creation of Identity, Sydney, 2007, 11-16 ; K. Erikson et N. Wright, « The ’Royal Archer’ and Apollo in the East : Greco-Persian Iconography in the Seleukid Empire », in N. Holmes (« éd.), Proceedings of the XIVth International Numismatic Congress (Glasgow, 2011), 163-8.

[4L. Robert, « De Delphes à l’Oxus : inscriptions grecques nouvelles de la Bactriane », Comptes-rendus de l’Académie des Inscriptions (1968), volume 112, n°3, 416-57.

[5J. Jakobsson, « Who founded the Indo-Greek Era of 186/5 BCE ? » Classical Quarterly 59. 2 (2009) 505-10.

[6D. Sick, « When Socrates met the Buddha : Greek and Indian Dialectic in Hellenistic Bactria and India », Journal of the Royal Asiatic Society 17. 3 (2007), 253-4.


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