Guillaume Villeneuve, traducteur
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Une sainte

mardi 19 juillet 2016, par Guillaume Villeneuve


Je trouvai beaucoup de vieux amis à Jérusalem et beaucoup d’autres y passèrent. Un jour, je me rendis à Bethléem avec Stewart Perowne [1]. Un petit garçon arabe s’y attacha à nos pas. Il nous montra d’abord un charnier rempli d’os humains, provenant apparemment d’un vieux cimetière déplacé lors de l’installation des égouts neufs de la ville. Il nous raconta ravi qu’il informait les touristes qu’il s’agissait des os des Saints Innocents, bien que tous pussent voir que c’était là des os d’adultes - et il compara un fémur à sa propre petite jambe. Puis il nous emmena devant la boutique d’un photographe dont la vitrine exposait un grand portrait d’une fillette blonde. « Il s’agit de sainte Hélène, dit-il : elle peut guérir les malades. » Nous fîmes notre enquête à notre retour à Jérusalem. On trouvait à Béthanie un orphelinat, dirigé par trois Écossais convertis à l’orthodoxie, du nom de Frère Lazare, Sœur Marthe et Sœur Marie. Deux ou trois mois plus tôt, une petite fille s’était présentée à l’orphelinat pour annoncer qu’elle y avait été appelée par Dieu. On découvrit qu’elle était fille d’un chrétien arabe établi près d’Acre et qu’elle avait un don de guérison. Son père avait tenté d’en tirer profit, mais elle s’en offusquait : elle était partie seule et, d’une manière ou d’une autre, avait gagné Béthanie à pied puis cette institution dont elle ne pouvait avoir entendu parler. Elle refusait de rentrer chez elle ; après quelques négociations conduites par l’évêque orthodoxe d’Acre, l’orphelinat reçut permission de la garder. Elle avait l’air d’une enfant parfaitement normale, mais quelques jours plus tard elle annonça soudain qu’elle devait faire une promenade. Tout effort de l’en dissuader la rendit hystérique, aussi la laissa-t-on sortir et Sœur Marie la suivit à distance convenable. Elle se rendit droit dans un village qu’elle ne pouvait connaître, puis dans une masure où se trouvait un malade en danger de mort. Sœur Marie la vit aller à son chevet et lui imposer les mains : le malade sembla se remettre aussitôt. Elle ressortit calme et heureuse, ravie que la sœur la reconduise à l’orphelinat. Il y eut plusieurs épisodes similaires où la fillette semblait toujours savoir où aller exactement. Elle acquit bientôt une réputation de sainteté, du moins dans les villages, comme en témoignait notre petit garçon de Bethléem, lui-même musulman. De fait, elle ne faisait aucune différence entre chrétiens et musulmans. L’orphelinat avait quelques problèmes avec son propriétaire, un cupide négociant de Jérusalem ; un jour, la fillette déclara à Sœur Marthe qu’elle l’accompagnerait lors de sa prochaine visite au propriétaire. À leur arrivée chez celui-ci, elle fit sortir la sœur de la pièce. Un peu plus tard, le propriétaire apparut en larmes : au lieu d’augmenter le loyer, il proposa de le réduire. J’ai rencontré la sainte personnellement. Les enfants de l’orphelinat faisaient des tournées de chants de Noël au moment de la fête : je les invitai chez moi. On découvrait parmi eux cette fillette blonde, à la peau pâle, qui devait avoir du sang de croisé, mais que rien par ailleurs ne différenciait de ses camarades. J’ignore ce qu’elle devint par la suite. Lors de mon passage suivant à Jérusalem, trois ans plus tard, je ne pus me rendre à Béthanie ; je suppose que ses pouvoirs faiblirent en vieillissant. Je crois qu’elle prit le voile dès qu’elle en eut l’âge. Mais je suis heureux d’avoir connu une sainte.

Extrait de A Traveller’s Alphabet, Londres 1991.

Notes

[1(1901-1989) Brillant étudiant des classiques latins et grecs, sprinter accompli, archéologue, en poste en Palestine, arabisant, mari de Freya Stark de 1947 à 1952 (NdT).


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