Guillaume Villeneuve, traducteur
Accueil > Extraits > XXe siècle > Lesley Blanch > Nohant

Nohant

lundi 3 août 2015, par Guillaume Villeneuve


D’Aurore Dupin, baronne Dudevant, la bonne dame de Nohant*, on se souvient d’abord comme de George Sand, la créature exaltée et romantique dont les romans, comme les amours, ébranlèrent le Paris des années 1830 et 1840. Sa silhouette androgyne, son chapeau en tuyau de poêle, son pantalon et sa cravate, sa mise de dandy, et l’éternel cigare, viennent à l’esprit avant la charmeuse à crinoline, aux anglaises foncées ornées de jasmin et de coraux, comme ont pu la peindre Charpentier et d’autres, celle qui nous fixe depuis la toile, de ses yeux énormes, sombres, “andalous”, ces “grands yeux de sphynx”, qui firent tant de dégâts dans la légion de ses admirateurs.

L’âge romantique, celui de sa jeunesse, fut d’une créativité prodigieuse. Dans toute l’Europe, c’est l’émotion qui inspirait musique, littérature et peinture : époque tout à fait distincte de celle qui l’avait précédée ou de celle qui la suivit : elle n’avait rien de la logique et du cynisme du XVIIIe siècle, ni de la gaieté écervelée du Paris d’Offenbach. D’ailleurs, l’intensité même, l’absence totale de réserve arborées par ses incarnations l’éloignent étonnamment de tout formalisme, cette qualité essentiellement française. Chez les romantiques, les grandes passions faisaient rage. Mais à côté des manifestations hautement flamboyantes ou héroïques, des tonnerres de Berlioz et Liszt, de la cruciale bataille de la première d’Hernani, outre l’envol et la splendeur de Delacroix, il existait aussi une veine discrète de mélancolie qu’a sublimée Chopin. L’amour pur, tel était le dogme au nom duquel voulaient vivre ou mourir tous les pâles romantiques et ce fut le dogme au nom duquel vécut et travailla la jeune George Sand (plus robuste que pâle, en réalité).

Mais c’est Nohant, son domaine du Berry, qui fut le pivot de toute sa vie. C’était la demeure d’une noble campagnarde, sans rien de commun avec les greniers ou les salons de Paris entre lesquels oscillaient les romantiques, en fonction de leur célébrité. Pourtant, celle qu’on traitait d’ordinaire de grande amoureuse*, ou de bas-bleu (car elle était brillamment éduquée, véritablement érudite), était bien davantage ; par-dessus tout, c’était une force de la nature*, aussi impétueuse mais aussi ordonnée que la nature elle-même : en quoi elle différait radicalement de ses contemporains dans le monde des arts, tous gens des villes, regroupés autour des boulevards.

Bien qu’elle ait trouvé la gloire, l’aventure et la fortune à Paris, elle resta toute sa vie une campagnarde, une Berrichonne. C’est de la campagne sereine du Berry qu’elle tirait sa force et rayonnait cette merveilleuse force de vie, aussi vigoureuse qu’apaisante, qui attira tant d’êtres de génie à ses côtés. Chopin, Delacroix, Musset, Balzac, Liszt, Heine, Flaubert, Tourguéniev, Sainte-Beuve... à des titres divers, ces hommes et bien d’autres furent sous son charme. Pourtant, quelles que fussent les tempêtes d’émotion qui l’agitent (telles celles de Venise avec Musset) elle resta toujours enracinée dans la stable campagne de son héritage. Elle avait été mariée très jeune, sur l’insistance de son aïeule, au baron Casimir Dudevant, un Gascon [1] ; mais elle ne l’avait pas davantage aimé que la vie sur ses terres de Gascogne et regagna vite le Berry où le mariage n’eut pas davantage d’importance. Nohant, le charmant domaine dont elle était devenue châtelaine, était l’aimant grâce auquel elle attira amants successifs ou amis dévoués dans sa toile domestique et familiale. C’est là qu’elle prit Chopin, son petit Chop-Chop comme elle l‘appelait, dans huit années d’amour et d’amertume, de sérénité et de tourment, et de travail - par-dessus tout, celles d’une superbe réussite créative - jusqu’à ce qu’enfin, en 1848, l’étrange relation se disloque.

Le statut légendaire de Nohant résulte de son association avec ces deux personnages romantiques : nous y voyons aujourd’hui un véritable Pavillon du cœur, jadis habité par l’amour et le génie. Aujourd’hui transformée en musée et conservée presque exactement comme elle l’était du vivant de George Sand, la demeure exsude une intimité fascinante - on ressent la présence de sa châtelaine. On a l’impression, à regarder par la claire-voie, qu’on va l’apercevoir s’occuper des fleurs qu’elle s’empressait d’aller saluer chaque matin... En pénétrant dans la pénombre carrelée du vestibule, on s’attend à la croiser au sortir de la cuisine animée, suivie du parfum d’une des délicieuses confitures dont elle avait le secret ; ou à entendre un piano distant effleuré par la main d’un maître... le fameux jeu perlé* de Chopin... Échos, ombres, souvenirs... Nohant en est plein... C’est une demeure qui reste habitée, plus que hantée par eux.

Le mode de vie, à Nohant, était ample, matriarcal. George Sand y avait passé son enfance, élevée par son aïeule paternelle, Mme Dupin de Francœil, dont le côté ancien régime* lui faisait redouter que le lignage exotique de l’enfant ne puisse triompher de la formation stricte qu’elle lui imposait. La petite Aurore Dupin descendait d’une souche très particulière et vivace : son bisaïeul, le maréchal de Saxe, était le fils naturel qu’avait eu Aurore de Kœnigsmark d’Auguste II de Pologne ; sa mère, danseuse qui avait suivi un général à l’armée, fille d’oiseleur établi sur les quais de la Seine, séduisit un jeune officier aristocratique de l’armée de Bonaparte : semblable lignage pouvait, on l’imagine, susciter l’inquiétude de son aïeule. “Ma mère était de la race des bohémiens de ce monde,” écrit George Sand dans Histoire de ma Vie. Elle en hérita la recherche du naturel et le goût constant du vagabondage. Il s’opposait à la tradition ordonnée de la vie à Nohant, mais tout en cédant à la première, elle conserva strictement l’autre.

Là-bas, un village de poupée se rassemblait autour de la grande maison où elle régnait, où accouraient depuis Paris tant de gens étranges et raffinés qui stupéfiaient les villageois. La maison était de belles proportions, d’une sobre élégance, mais dénuée de fastes : manoir plus que château, bien qu’il finisse par être surnommé “le château de la Plume”.* L’entouraient son parc, les hauts cèdres et sequoïas plantés par chaque génération à la naissance d’un enfant, où les avenues vertes s’achevaient sur des aperçus d’une campagne placide ponctuée de marais, de ces lacs profonds et traîtres qui résonnaient d’un sinistre inattendu, qui suscitaient de macabres légendes locales. Autour de la maison, des communs, laiterie, buanderie, écuries et ferme : près des portes du pavillon, la maisonnette qui fut transformée en atelier pour Delacroix. C’était un ami très cher à la famille, qui apprit à peindre au fils de George Sand, tandis que Chopin donnait à sa fille des leçons de piano... Les arts habitèrent toujours cette maison ; mais il est vrai que le génie avait fini par faire partie de la vie de la famille - la vie que George Sand mettait au plus haut et imposa à chacune de ses liaisons romantiques successives.

Ses émotions les plus vives furent toujours maternelles, c’est l’essence qui imprégnait Nohant et lui confère la qualité d’un Pavillon du cœur. George Sand adorait ses enfants et chaque amoureux devait devenir son enfant lui aussi. Elle appelait ça, sans excès de sentimentalité, l’amour des entrailles*. Ses liaisons devaient avoir un goût ménager. L’alcôve*, cette institution si typique du XVIIIe siècle, était systématiquement transformée en foyer conjugal - même si son propre mariage avec un gentilhomme campagnard de Gascogne ne dura guère. Nous la voyons donc imposer une vie de famille à chaque amant successif : Jules Sandeau, dont dérive son pseudonyme après leur collaboration littéraire, avec qui elle partage un grenier ouvert sur Notre-Dame, sous le bras duquel elle fourre le bébé Solange au moment où ils partent à l’opéra ; Alfred de Musset, le dandy dissipé, qui rampe sur le sol au milieu des jouets ; Chopin qui martèle le clavier pour les enfants qui dansent sur ses mélodies en criant de joie devant ses cabrioles - d’ordinaire si distant et mélancolique, il savait aussi être gai, même si c’était une facette que le monde lui connaissait peu.

George Sand a raconté comment, après avoir passé la soirée à jouer divinement, entouré d’adulation, ayant plongé son public dans une tristesse profonde avec sa musique, Chopin se tournait en douce vers une glace, dérangeait chevelure ou cravate et se transformait soudain en caricature bouffonne d’Anglais phlegmatique, de Juif sordide, de femme sentimentale. Elle qui veillait avec anxiété sur sa santé et son génie, elle jugeait que la vie mondaine*, et pourtant profondément solitaire, menée dans les salons parisiens où il régnait sans rival, nuisait à ses talents créatifs. Elle pensait qu’à force de caresses elle le persuaderait de la rejoindre à Nohant où des habitudes plus simples et régulières profiteraient tant à sa santé qu’à son travail. Et lui, passionnément amoureux, la suivit où elle le menait - fût-ce dans les profondeurs de la campagne qu’il évitait d’instinct, en homme suprêmement citadin qu’il était.

À étudier ses portraits, nous ne savons comment définir son extraordinaire attraction : le visage assez lourd, mélancolique, le regard de somnambule, le début de double menton, ou sa complexion jaunâtre, “couleur de tabac à priser” pour ses détracteurs mais ambrée pour un Musset violemment épris. Quel fut au juste le charme exercé par George Sand, tout au long de sa longue vie, sur tant de types d’hommes différents ? En ce temps qui admirait les mines corsetées, au teint de rose moussue, elle était bistrée et sans corset, au physique comme dans ses goûts. Ses cigares eux-mêmes n’avaient rien d’exceptionnel, faits de feuilles de datura, cette plante tropicale à l’odeur enivrante réputée rendre fous tous ceux qui dorment à son ombre. Mais cela ne faisait pas partie de son charme. Les causes en étaient plus simples. Les hommes apprécient ceux qui savent écouter ; elle savait écouter avec une concentration totale, les hommes ou la musique (elle allait jusqu’à se blottir sous le piano quand Liszt jouait, pour mieux plonger dans le tourbillon de ses inspirations les plus furieuses). Chopin sollicitait toujours son avis pour sa musique. “Courage, doigts de velours !” l’exhortait-elle quand il fléchissait.

Car les hommes, même les amants les plus passionnés, ne sont pas insensibles à leurs aises. C’était une parfaite maîtresse de maison*, qui gérait son intérieur avec méthode, mais sans être rigide. À Nohant, sa table était de premier ordre, tout comme la cave : elle inspectait la cuisine et confectionnait parfois une spécialité régionale de ses propres mains. Il y avait quantité de domestiques dévoués - douze au minimum (le menuisier et le peintre étaient employés à l’année, pour l’entretien du domaine). Les besoins des hôtes étaient satisfaits comme par magie. Il y avait deux boîtes à lettres par étage, l’une pour le courrier, l’autre pour les requêtes. L’un des invités, qui avait besoin d’un peigne, s’en vit proposer trente dans l’heure.

Surtout, les hommes aiment que leur santé ne soit pas indifférente à autrui, à commencer par celle qu’ils aiment. George Sand aimait beaucoup à dorloter. “Oh ! qui va te soigner, et qui soignerai-je ?” écrit-elle à Musset après leur rupture. C’était un cri du cœur, un cri, je l’ai remarqué, qu’ont répété les femmes du XIXe siècle qui ne pouvaient goûter le pouvoir, en général, qu’en régnant sur la chambre des malades : même si cela ne s’applique pas à George Sand, la plus émancipée des femmes. Cependant, ce schéma autoritaire et matriarcal prévalut au cours des huit ans de la vie passée avec Chopin. (Car il s’agit d’une vie, plus que d’une liaison.) “Huit années durant, je fus une mère pour lui”, écrivit-elle plus tard avec tristesse. La passion s’était vite effacée devant les bols de bouillon, le souci des cache-cols chauds. “Chop-Chop” était devenu son troisième enfant.

Quant à lui, renversé d’amour, il n’avait pas accepté ce rôle facilement, comme en atteste son journal :

“Les yeux d’Aurora sont voilés. Ils ne brillent que lorsque je joue ; alors le monde est clair et beau. Mes doigts glissent doucement sur le clavier, sa plume vole sur le papier. Elle peut écrire en écoutant la musique. De la musique au-dessus, à côté, musique de Chopin douce, mais claire comme des paroles d’amour. Pour toi, Aurora, je veux jouer de douces mélodies. Ne seras-tu pas trop cruelle, chérie, avec tes yeux voilés ?”

Fut-elle cruelle, quand elle ne le désira plus ? Quand elle eut adopté son rôle préféré de mère - ou quand elle redouta que les exigences de l’amante ne détruisent le génie qu’elle vénérait et dont la santé précaire nécessitait, par-dessus tout, du calme ?

Avant de connaître Chopin, elle avait parcouru la liste des amours avec vigueur, choisissant souvent les hommes comme d’autres femmes eussent choisi un bonnet - une chose qu’il leur fallait, qui leur convenait pour le moment, avant d’être écartée sans autre forme de procès. À l’époque, il lui fallait être amoureuse. Elle estimait ne pouvoir vivre ni écrire autrement et poursuivait sa route chaotique, cherchant toujours, de sorte que son roman Lélia tient plus de l’autobiographie que de la fiction. C’est l’analyse frappante d’une femme insatisfaite, profondément frigide - capable d’aimer, mais désirant ardemment connaître les transports d’une femme sensuelle : ce qui pourrait expliquer l’ascendant croissant de son côté maternel : et aussi cette camaraderie* presque adolescente prodiguée aux hommes auxquels ne la liait aucun rapport émotionnel, ou plutôt sexuel, car de l’émotion* elle en suscitait chez tous.

Balzac a donné de curieuses analyses de sa collègue dans ses lettres à Mme Hanska, son amoureuse polonaise. Il relate les visites faites à Georges Sand à Nohant, avant que Chopin n’entre en scène. “Son mâle est rare.” “Elle est grande, généreuse, chaste.“ Chaste est un adjectif inattendu, pourtant conféré à George Sand par les observateurs les plus perspicaces, qui perçaient la façade de la grande amoureuse. Balzac la disait dépourvue de toute once de galanterie d’épiderme - garçon, artiste, camarade*, mais point aimable (“elle ne sera que très difficilement aimée”), se hâte-t-il de rassurer sa correspondante qui commençait à s’inquiéter de ces fréquentes visites à Nohant. Ces longues nuits de proximité, tous deux en robes de chambre aux allures de robe de bure, tous deux à travailler, soutenus par du café noir et des cigares tandis que les enfants étaient bordés à l’étage - tel fut le rythme qu’elle suivit avec d’autres hommes de génie, dont Liszt, comme il tonnait sur le piano que Chopin utiliserait ensuite, avant d’importer son propre Pleyel. C’était un mode de vie qui mettait la comtesse d’Agoult, la maîtresse de Liszt, aussi mal à l’aise que la distante dulcinée de Balzac... Nohant n’était pas à leur façon, pas une façon qu’elles comprissent ou estimassent, dans le Faubourg comme les domaines polonais où ces dames avaient été respectivement élevées. Toutes deux étaient surchargées d’artifices féminins et de préoccupations mondaines, toutes deux se méfiaient de la camaraderie* de George Sand.

Celle-ci et Chopin se rencontrèrent pour la première fois en 1838 : c’est Liszt et Marie d’Agoult qui la lui amenèrent dans son appartement de la Chaussée d’Antin [2] Ce ne fut pas une réussite car Chopin la jugea beaucoup trop choquante dans ses habits masculins, trop dominatrice par sa vitalité d’Amazone. “Quelle femme antipathique que cette Sand ! Est-ce vraiment une femme ? Je suis prêt à en douter”. Mais elle n’avait aucune hésitation... “Un enfant, un ange... souffrant, épuisé, triste...” et “j’ai besoin de souffrir pour autrui...” ajoute-t-elle. Quelques mois passèrent au cours desquels il hanta ses pensées, sans qu’il fît apparemment mouvement vers elle. Puis, soudain, tout Paris sut qu’ils étaient amants. Elle avait huit ans de plus que lui, était désormais très expérimentée dans les affaires de cœur et de chair. Dans Histoire de ma Vie, elle note qu’il était nécessaire à cet ange, échoué sur la terre, de connaître quelque chose de l’amour humain, et de ses exigences. Telle fut sa justification s’il en était besoin.

Comme de typiques amants, ils souhaitaient fuir la ville pour goûter leur bonheur loin du monde. Ils partirent pour Majorque où le soleil était réputé briller tout l’hiver. Ses deux enfants, Maurice et Solange, étaient du voyage, de sorte que Chopin fut tout de suite accueilli dans le bercail familial. L’hiver était atroce et le musicien s’évertuait à survivre, en composant - notamment certains de ses Nocturnes les plus appréciés - sur un piano rongé d’humidité dans la cellule sans chauffage du monastère abandonné où ils s’étaient réfugiés. Sa toux sèche et constante avait alarmé les villageois qui, redoutant la contagion, lapidèrent les étrangers qui durent s’enfuir vers la Chartreuse de Valdemosa, haut dans les montagnes, où la beauté était partout mais où les toits fuyaient sans qu’on puisse se chauffer. Il fallait parcourir des kilomètres de sentiers chevriers vertigineux pour gagner le village le plus proche, en rapporter les rares vivres qu’il offrait. Les enfants, élevés aux manières rudes de leur mère, s’enchantaient de tout et George Sand y voyait comme un pique-nique hardi. Mais Chopin avait toujours détesté les pique-niques et c’était pour lui un cauchemar, qu’il ne supportait qu’à cause de sa passion dévorante pour cette créature étrange, dominatrice - et pourtant si séduisante - apparue pour l’obséder et le posséder. À ce moment-là, ils étaient tous deux passionnément amoureux. Lui sûrement pour la première fois, elle était doublement ravie, car n’était-ce pas un homme de génie absolu - et fragile qui plus est ? Mais elle le tira de Majorque juste à temps, livide, torturé par la toux, mais tout à elle !

Elle l’installa à Nohant. Le doux, l’accueillant Nohant se referma autour de lui. Dans l’embrasure de la fenêtre de sa chambre, elle a inscrit la date - 19 juin 1839. On peut encore l’y voir, une date fatidique, qui marque le début et la fin d’un chapitre. Le début d’un mode de vie régulier et la fin des aventures pour elle. Pour lui, le début de ces huit années de soins aimants qui entretinrent son génie en repoussant de fatals symptômes ; le début et la fin, aussi, de sa première et seule relation d’amour passion et d’épanouissement sensuel.

Nohant était commodément éloigné des tensions et du temps perdu de la vie parisienne ; mais pas au point d’en être coupé. De l’autre côté de la cour ombragée, Delacroix, l’un des rares intimes de Chopin, passait une grande partie de l’année, prenait place dans la maison et à table pour ces délicieux repas que leur hôtesse savait si bien organiser. Ils étaient parfois rejoints par Tourguéniev et son adorée, l’incomparable cantatrice Pauline Viardot ; ou par le prince Bonaparte, “Plon-Plon”, Marie Dorval ou Arago. Acteurs, politiques - les républicains ou blouses bleues, notamment, étaient des habitués car George Sand avait de vives affinités républicaines. Pas Chopin. Liszt a décrit les préjugés de son collègue : il tenait que les éléments démocratiques étaient dangereux, un agglomérat d’éléments hétérogènes et instables qui détenaient trop de pouvoir. Selon Chopin, ils menaçaient de détruire l’art, ses monuments et ses raffinements. La civilisation serait-elle sauve dans la brutale étreinte, dévastatrice, des nouveaux barbares ? Ainsi les arguments faisaient-ils rage à table, dans cette demeure qui, par sa sobre beauté, son goût discret et choisi, offrait un exemple parfait de civilisation.

Le soir, querelles et politique étaient mises de côté et tous se réunissaient autour d’une table immense construite par le menuisier du domaine sur les spécifications de George Sand. On y jouait à des jeux d’enfants, on discutait les sujets les plus ésotériques, on faisait des albums, on lisait à voix haute les pages des livres en train. On faisait des caricatures les uns des autres (certaines, faites par George Sand, sont particulièrement drôles) et l’on riait à gorge déployée de farces assez grossières ; ou encore l’on esquissait l’acte suivant d’une pièce pour le théâtre de marionnettes devenu la passion générale à Nohant. Il était parfaitement conçu, avec sa petite scène, les feux de la rampe, ses rangées de fauteuils pour accueillir les publics permanents ou passagers. Le fils de George, Maurice, qui était devenu un jeune homme intelligent, un peu gâté, créait de merveilleuses marionnettes - sa mère les habillait, cousait leurs uniformes et costumes fantasques avec autant d’adresse.

Mais à minuit sonnant, elle se retirait toujours, disparaissait pour se mettre au travail de la nuit, écrire, en fumant et buvant du café ou de l’eau sucrée jusqu’au matin. Elle était extrêmement disciplinée et l’on savait qu’elle avait pu finir un livre à 1 heure du matin pour en commencer un autre dans la foulée. “Je ne suis pas né comme toi avec un petit ressort d’acier dans le cerveau, dont il ne faut que pousser le bouton pour que la volonté fonctionne” se plaignait Jules Sandeau. Et Musset, lui aussi, gémissait devant tant de constance. Sa chambre était voisine de celle de Chopin mais elle avait fait capitonner toutes les portes pour isoler la maisonnée du son du piano. Le jour, il quittait rarement sa chambre et n’acceptait que les excursions les plus brèves quand on venait l’en tirer. Comme son hôtesse, il travaillait sans cesse et l’on entendait moins son fameux jeu perlé, à Nohant, que tel passage qu’il travaillait, répétait d’heure en heure, à la recherche de la perfection. Parfois, on entendait des applaudissements et on le trouvait en haut du gracieux escalier de pierre, qui convoquait toute la maisonnée pour annoncer qu’il avait triomphé d’un passage particulièrement problématique.

Il n’y avait jamais aucun problème de domestiques à Nohant. Les gens de maison, satisfaits de leur sort, s’inscrivaient dans le schéma matriarcal dont George Sand pensait qu’il était idéal pour sa vie et son travail, l’amitié et l’amour ; malgré tout, certains le critiquaient. De loin, sans l’avoir jamais connu de première main, Henry James en écrit à Edith Wharton. Voici son point de vue pincé :

Quelle équipe ! quelles mœurs, quelles conditions et relations dans tous les sens - et quelle George, toute-puissante et merveilleuse ! - nullement diminuée par toute la graisse et la puanteur dans laquelle elle s’est taillée - pour elle et tant d’autres personnes - un chez soi ! Ce pauvre gentleman crucifié de Chop ! - pas naturellement chez lui dans la graisse, mais qui y avait d’abord été attiré pour y patauger jusqu’à l’extinction.

On se demande au juste ce que Henry James pouvait vouloir dire par “graisse et puanteur”. Il ne voulait sûrement pas parler de la cuisine de Nohant : peut-être de la nature assez osée des propos qu’on y entendait souvent - parfois trop grossiers pour Chopin, le plus exigeant des hommes ; mais n’étaient-ils pas constitutifs de la chaleur terrienne, quasi animale, qui l’avait d’abord attiré vers George Sand ? Le point de vue critique, voire erroné de James se retrouve parfois chez les compatriotes polonais de Chopin qui aiment imputer sa mort prématurée à son amie. Or il est probable que les années passées à Nohant ont prolongé sa vie déjà condamnée et qu’une grande partie de la musique qu’il y écrivit n’aurait jamais vu le jour sans la maison et sa châtelaine.

Les artistes créateurs, qu’ils soient en bonne ou mauvaise santé, souffrent presque tous d’une faiblesse psychologique particulière. Consciemment ou inconsciemment, ils aspirent à s’abriter des tensions de la vie ordinaire. Ils accomplissent souvent leur meilleur travail quand ils ont la chance de pouvoir jouer les coucous dans le nid d’autrui (comme Chopin). Ils peuvent avoir l’air de vagabonds, de bohémiens négligés... Mais ce qu’il leur faut en fait, ce sont des stabilités bourgeoises, les attentions d’une épouse dévouée ou le soutien d’un mari efficace. Un bon domestique et un compte en banque solide, même s’ils en disposent, ne sont pas la même chose. À Nohant, en dépit des sympathies républicaines et même s’il était entraîné dans les promenades et pique-niques détestés, Chopin trouva toutes les stabilités et les tendresses nécessaires à l’artiste.

À Nohant, il n’y a rien de médiocre. L’atmosphère mêle aristocratie campagnarde et intelligentsia, avec un levain de traditions paysannes et sous tout cela la terre, dont la force permanente dynamise. C’est un tranquille sentiment de bien-être qui prévaut ici ; tout est harmonieux ; la manière dont la maison est installée, derrière ses belles grilles de fer, à côté de la petite église, abritée sous ses grands ifs, avec le massif d’ormes gigantesques qui ont accueilli tant de générations d’oiseaux et forment le point focal du village. Les longues fenêtres de la maison s’ouvrent vers le sud, sur une terrasse, des bosquets verts et des pelouses : la suite de pièces forme une enfilade* d’élégance tranquille, qui traduisent un goût discret sans souci des conventions formelles. Le salon est décoré d’un motif sombre éclairé par les cadres dorés d’innombrables portraits de famille. Le piano de George Sand trône à côté d’une harpe. (Le piano personnel de Chopin est reparti pour Varsovie). L’immense table ronde qui formait le centre de la vie familiale domine la pièce. Le fauteuil de George Sand se trouve près de la cheminée, à côté d’une prise de chaleur qu’elle y avait fait installer. Une autre s’ouvrait sous son siège dans la salle à manger car son grand poêle de porcelaine blanche, comme d’ailleurs tous les foyers ouverts, ne lui suffisait jamais. La salle à manger est spacieuse et pourtant intime, lambrissée, pendue de chintz aux fleurs calmes, éclairée par un lustre de Murano rose et bleu. (On s’interroge en suivant des yeux ses courbes complexes : fut-ce un butin de touriste, quelque souvenir de la triste tragi-comédie de son aventure vénitienne, qui avait commencé avec un Musset passionné pour s’achever sur un docteur Pagello effrayé ?) Quoi qu’il en soit, il brille sur la table familiale où l’on voit encore la porcelaine et les verres originaux, dressés pour l’un de ces repas animés qui étaient la signature de Nohant. Tournant autour de la table, le visiteur découvre d’authentiques cartes de placement disposées par un fier conservateur : Tourguéniev à côté de Chopin, le prince Napoléon à droite de l’hôtesse, Delacroix face à Flaubert ou la Malibran... au point que si l’on ignorait que tous ces personnages et beaucoup d’autres légendaires se sont réunis autour de cette table, cela pourrait tenir du spectacle factice, du musée de cires où pléthore de célébrités sont amassées dans un excès de zèle historique.

Après la salle à manger, les portes ouvrent sur la belle chambre jadis habitée par l’aïeule de George Sand, mais peu par celle-ci, sauf après son mariage. Par la suite, elle utilisa le petit cabinet adjacent qui lui servit de bureau, où elle écrivit Indiana en 1832, non sans ouvrir ses persiennes (l’aimable accueil de minuit) à l’un de ses premiers amoureux. Elle préférait y dormir dans un hamac : on en voit encore les crochets, qui éventrent la toile de Jouy* sur les murs. C’était un geste de défi de la vagabonde qui redoutait encore, à l’époque, d’être engloutie par l’habitude : du coup, elle dormait souvent dans les champs.

Revenue de Paris, pour résider de manière permanente à Nohant, elle installa sa chambre à l’étage ; le lit Empire, comme les murs, fut tendu d’une percale gaie, bleue et blanche. Le mobilier était d’une simplicité rustique : mais une commode demi-lune* particulièrement raffinée lui venait de Chopin. Il ne reste aucune trace de la chambre de ce dernier car lorsqu’il s’en alla, elle fit entièrement changer la pièce, dans l’amertume de la séparation, la divisa en deux et fit poser des étagères et des cabinets pour abriter sa collection de pierres et de coquillages.

Ç’avait été une brouille si navrante : elle s’enflamma après des années d’irritations mineures, entretenues par l’attitude des enfants qui étaient adultes et réagissaient, chacun à sa façon, à la présence de l’amoureux de leur mère - car c’est ainsi que le monde le voyait encore bien qu’il la désignât toujours, avec une scrupuleuse correction, comme son “hôtesse”. Ou fallait-il y voir un exemple de son ironie puisqu’elle était ravalée à ce rang et rien d’autre ? Les complexités de la jalousie en rajoutèrent : Solange, méchante et cupide, entreprit de détacher Chopin d’une mère encore trop fascinante qu’elle avait toujours jalousée. Maurice se lança dans une guerre ouverte. Il y eut des scènes ridicules pour savoir qui devait avoir le meilleur morceau de poulet ; l’instinct maternel de George Sand favorisait ses vrais enfants, ce qui faisait bouder Chopin. Mais peut-être les appétits plus modestes commençaient-ils à compter dans la mesure où il s’était vu refuser depuis longtemps tout festin d’amoureux. Tout cela ressemblait, vu de l’extérieur, à des enfantillages, mais on percevait des allusions plus dévastatrices. Pendant ce temps, infatigable, George Sand continuait d’écrire. À présent sa célébrité était établie, mais les nécessités économiques l’aiguillonnaient car les diverses ponctions faites sur sa bourse, comme son mode de vie, étaient onéreux ; ajoutons que la générosité de la bonne dame de Nohant* était légendaire.

Durant quelques années, elle et Chopin avaient loué plusieurs pièces square d’Orléans à Paris, où ils pouvaient recevoir plus facilement [3]. Cela tenait davantage du pied-à-terre* que du Pavillon. Ils s’y rendaient par intermittences ; ils touchaient aux appartements de plusieurs autres amis avec lesquels ils partageaient une salle à manger ; c’était une sorte de club que fréquentaient toutes les personnes d’importance dans la vie parisienne. Les pièces étaient des pièces de réception, mondaines plus que familiales, par essence. Chez Chopin, les murs étaient café au lait*, scandés de nombreuses girandoles. Le mobilier était de peluche sombre : il y avait des chinoiseries et des bronzes dorés et, trônant au centre de la pièce, le Pleyel sur lequel il donnait ses leçons à ses élèves préférés. L’élégance était le maître-mot de Chopin ; George Sand, elle, provoquait, soulignait son nomadisme en se passant de lit. Elle l’avait remplacé par une pile de coussins et un matelas à même le sol, jonché de tapis d’Orient : l’effet était exotique, follement exotique pour l’époque - il contribuait à rappeler au Tout-Paris* les origines bohémiennes dont elle était si fière. Elle y tenait sa cour, voluptueusement allongée, peut-être prise dans ce pantalon écarlate brodé, chaussée des pantoufles dorées qui avaient fasciné Balzac, comme ses belles mains. “Mains anti-républicaines” avaient dit les frères Goncourt, louanges formulées à contrecœur car ils n’avaient jamais goûté George Sand. Malgré tout, ils lui virent des mains gracieuses, perdues dans des fronces de dentelle comme un friselis de papillons blancs tandis qu’elle allumait et rallumait ses éternels cigares.

En dépit de cette aura romantique, elle pouvait se montrer d’une efficace froideur, arborer une conscience cynique du monde et de ses usages. Quand Solange (à présent mariée à Clésinger, un sculpteur aussi détestable qu’elle, qui réclamait sans cesse de l’argent à sa mère) menaça de s’installer avec quelque riche protecteur, sa mère explosa. Elle ne perdit pas de temps avec les préceptes moraux car ce n’était pas une hypocrite ; mais ses propres relations, quelle qu’en fût la liberté, n’avaient jamais concerné que l’amour. “Les hommes qui ont de l’argent veulent des femmes qui sachent le gagner,” écrit-elle à sa fille. Le saurait-elle ?

Pourtant, toute sa pratique du monde et des hommes ne prépara pas George Sand, ni ne la protégea quand vint la rupture avec Chopin. Elle n’avait pas imaginé que leur rupture puisse être définitive. Alors, après une dispute particulièrement acrimonieuse avec Maurice qui lança un ultimatum à sa mère - c’était Chopin ou lui - elle jugea préférable que Chopin s’absente - pour un temps. Et c’est ainsi que Chopin quitta Nohant, en 1847, [4]pour n’y jamais revenir. Elle lui renvoya le piano qu’il avait souhaité lui laisser. “Je ne veux point du tout que Chopin me paie un piano” fut son amère remarque ; mais elle continuait de s’inquiéter de loin pour sa santé, en rappelant souvent à ses amis d’en prendre soin comme elle l’avait fait : mais qui l’aurait pu ?

Moins de trois ans plus tard, il était mort. Il ne restait que des échos... Si souvent, elle dut écouter ces chansons divines de rossignol qu’il lui chantait... Si souvent durent résonner les échos de ses harmonies plaintives, sous le bourdonnement affairé de la maison, les rires et les conversations qui se poursuivaient, insouciantes, autour de la grande table. Si souvent elle dut guetter le bruit de son pas sur les marches ou, en pleine nuit, entendre encore cette terrible toux dans la chambre voisine. Nul n’y dormit plus jamais : la cloison et les étagères de pierres y veillèrent. Mais elle garda un bout du papier peint bleu et rouge, sous verre. Il resta sur sa table de travail. “J’aimais beaucoup ce papier,” c’est tout ce qu’elle disait : tout ce qu’elle dit jamais du vide qui s’ensuivit.

Pourtant, Nohant ne pouvait jamais être vraiment vide : elle y avait vécu trop d’heures merveilleuses et continua, sur un mode plus calme, d’en vivre jusqu’à sa mort là-bas, en 1876. Bien après la musique de Chopin, il y eut les exercices pour cinq doigts de ses arrières-petites-filles ; et tout autour d’elle, encore des amis et des adorateurs, tandis que les jardins et la campagne, la nature elle-même, renouvelaient toujours la verdure [5] qu’elle aimait.

Et il y avait ses souvenirs. Seuls ceux qui n’ont jamais connu les feux de l’amour n’ont nul foyer de souvenirs où se réchauffer. À Nohant, ces feux avaient étincelé à bataille ; mais ils ne ne se muèrent jamais en cendres, sombrèrent plutôt vers une rougeur d’or.

Extrait de Pavilions of the Heart, Londres, 1974. Inédit en français. Traduction août 2015. Tous droits réservés.

Notes

[1Il semble que Lesley Blanch se trompe ici car Mme Dupin de Francœil, la grand-mère d’Aurore, était morte quand ce mariage fut conclu, contre le gré du tuteur qu’elle avait sagement désigné, le comte de Villeneuve, propriétaire de Chenonceau. Voir A. Maurois, Lélia ou la vie de George Sand, Paris 1952, pp.64-8.

[2Selon A. Maurois op.cit. p. 259, c’est rue Lafitte chez Liszt, que G. S. vit et entendit pour la première fois Chopin.

[3Il s’agit d’un des jalons de la Nouvelle-Athènes, 80 rue Taitbout.

[4Ou novembre 1846 ? Voir Maurois, op.cit. p. 353.

[5Le dernier mot de George Sand.


Mentions légales | Crédits