Guillaume Villeneuve, traducteur
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Vingtième anniversaire sur l’Athos

jeudi 29 mai 2014, par Guillaume Villeneuve


11 février 1935, Saint-Panteleimon

Le Père Giorgios m’a fait un brin de conduite sur le sentier, son froc gonflé tel un ballon agité par le vent de tempête. En maintenant son chapeau sur la tête, il m’a dit au revoir en m’implorant d’écrire, ce que j’ai promis de faire.

Avec le concours du vent, je courus sur presque tout le chemin du retour, me sentant plus léger qu’Hermès, en agitant ma longue houlette de paysan au-dessus de ma tête comme le caducée de Mercure. Sur les pierres, les ruisseaux, les failles et les vallées, je filais et les feuilles grises et blanches des oliviers ruisselaient avec moi, comme un flot de cheveux argentés. La brune approchait quand j’atteignis Russiko et me dirigeai vers les cloîtres et la cellule de Basile. Il était là dans la pénombre, penché sur un énorme tome théologique, évoquait une gravure de nécromant médiéval à la recherche de la pierre philosophale. Quand je fus assis, il ôta le tube de sa lampe à pétrole et approcha une allumette de la mèche effilochée : une douce lumière dorée, ombrée par un abat-jour vert, chassa le crépuscule. Tout en parlant, il prépara les tasses, les soucoupes et le samovar et bientôt nous causions autour d’un thé russe, dans cette chambre simple, son lit de planches, son bureau jonché d’un chaos d’énormes dictionnaires. Sa vie semblait enviable. Il me faisait penser aux tableaux de saint Jérôme dans sa cellule. Nous parlâmes des vies des cénobites et des anachorètes, et je déclarai qu’à l’évidence le dernier type valait mieux, à cause des querelles, des jalousies et des différends inévitables dans une grande communauté. Il semblait d’accord avec moi et déclara que la vie d’un monastère cénobitique était, selon lui, un marchepied vers l’érémitisme solitaire, trop grand saut à faire d’un coup. Puis sa conversation nous mena vers Jérôme, Augustin d’Hippone et saint Siméon Stylite.

Une légère dépression m’a envahi au fur et à mesure de notre entretien, car je me rendais compte que je m’adressais à un être pour lequel toutes les vanités et les égoïsmes où je verse si facilement n’existaient pas. Je ressentais un désir puissant, bien inhabituel, de me présenter sous mon meilleur jour et souffrais mille tourments quand je pensais avoir dit une sottise ou quelque chose qui sonnait faux. Cela m’apparaissait immédiatement face à la conversation tranquille du Père Basile. Il exsude un charme personnel très particulier et sa compagnie ici est un merveilleux coup de chance. J’ai fini par le saluer car il devait se rendre dans son logis d’abbé pour lire les vêpres et je me suis dirigé quant à moi vers l’église.

C’est aujourd’hui la veille de la prazdnik célébrant les saints Basile, Grégoire et Jean Chrysostome (les trois hiérarques) et j’ai pénétré dans la chapelle au début du service qui durera toute la nuit, huit heures durant, pour annoncer cette sainte journée.

Extrait de Dans la nuit et le vent, pp. 908-10, Bruxelles, 2014.


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