Guillaume Villeneuve, traducteur
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Automne à Saint-Wandrille

vendredi 29 mai 2015, par Guillaume Villeneuve


Les feuilles mortes assourdissaient à présent tous les pas et la fumée des feux s’élevait entre les branches dénudées. Perdu au sommet du bois, l’oratoire de St-Saturnin - solide, trapu, carolingien - se dressait soudain ; et, en regardant par-dessus les cimes descendantes des arbres, je pouvais apercevoir les bâtiments de l’abbaye regroupés telle une ville à l’arrière-plan d’une tapisserie. Le ruisselet de la Fontanelle s’écoulait sous des ponts où la truite flottait immobile des heures durant, sous le cresson, tandis que le courant serpentait dans les noues jusqu’à la Seine. Au-delà c’étaient les bâtisses grises - le haut réfectoire normand, les arches fantasques du duc de Stacpoole, le puits rectangulaire gothique du cloître, la haute ceinture de pierres de l’abbaye ornée du haut fronton de l’abbé de Jarente, de ses rocailles chantournées. Puis venaient les édifices du XVIIe et du XVIIIe siècles, abritant de gracieux escaliers, des garde-corps de fer forgé, aux frontons triangulaires débordant de volutes, de symboles et de fioritures ; des lucarnes débordantes et un régiment de hautes cheminées sommées de plumeaux de fumées obliques. Au-dessus se dressait un clocher gris qui répandait une nuée pressée de choucas à chaque commencement de sonnerie. Les ruines de l’église abbatiale dominaient tout : des piliers composés - de quinze à vingt fûts de pierre recueillis dans de vastes gerbes ascendantes - s’évasaient en segments brisés de nef et d’arche de chœur, quelques piliers du triforium s’achevaient à mi-hauteur, un ou deux piliers de la claire-voie... Plus loin, je voyais les pans de bois et le chaume du village, les contours boisés fuyants qui correspondaient à mon point de vue de l’autre côté de la vallée. Tous ces bois, bien que mes pas ne surprissent jamais plus qu’un écureuil, grouillent toujours de sangliers. En déclinant, le soleil martelait la grise pierre normande pour en faire de minces édifices d’or ; quand la brune les avait avalés, les bâtiments du monastère étaient percés de maintes fenêtres rutilantes - oblongues et classiques, normandes et rondes, ou hauts lacis d’ogives gothiques - et l’abbaye se préparait à la nuit.

Extrait d’Un temps pour se taire, pp. 47-8, Bruxelles, 2015.


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