Guillaume Villeneuve, traducteur
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Idéal cistercien

vendredi 29 mai 2015, par Guillaume Villeneuve


Comment s’étonner que les laïcs les plus libres d’esprit n’aient décelé d’autre message dans ce symbolisme déstabilisant, ce silence perpétuel, ce costume fantomatique, cette mélancolie omniprésente de l’abbaye trappiste que celui du désespoir et de la délectation morose de la mort ? Pour comprendre ces rigueurs cisterciennes, il nous faut écarter accommodements et raisonnements et tenter de revenir à la lettre sans compromis des premiers chrétiens. Prier pour la rédemption de l’humanité forme la base du monachisme bénédictin ; dans le rameau cistercien de la famille bénédictine, au principe de la prière est venue s’adjoindre l’idée de pénitence substitutive. Les origines de ce concept se trouvent dans les quarante jours et nuits passés au désert et bien sûr dans la crucifixion elle-même. La pénitence substitutive est devenue l’exercice spirituel spécifique de l’ordre cistercien : les raisons ayant conduit les moines contemporains de saint Bernard à donner à leur monachisme sa forme distincte n’ont rien perdu de leur force aux yeux des trappistes de notre temps. La tristesse écrasante de la Trappe n’est donc pas le fruit involontaire du mode de vie cistercien, mais l’une de ses conditions vitales et nécessaires. Un cloître cistercien est un atelier d’intercession, un amer pays de cactus et d’expiation pour les montagnes de péchés qui se sont accumulées depuis la Chute. Une carrière de trappiste est une expiation infinie, une imitation tirant en longueur du Désert, de la Passion, de l’Agonie au jardin, du Chemin de croix, de l’ultime sacrifice du Golgotha. Au moyen d’un ascétisme féroce, de l’incarcération cloîtrée, du sommeil sur la paille, des levers dans la nuit après quelques heures de sommeil, au moyen de l’abstinence, du jeûne, de l’humiliation, de la haire, de la discipline, des extrêmes de chaud et de froid, et du cycle ininterrompu de la contemplation, de la prière et d’un labeur éreintant [1], ils s’efforcent, en prenant les péchés d’autrui sur leurs propres épaules, d’alléger le fardeau de l’humanité. Malgré ses rigueurs, cette vie de pénitence offre malgré tout quelques consolations spirituelles. Un auteur cistercien les qualifie de triple onction de l’âme. La première est la légèreté, le ressort spirituel, l’expérience de liberté retrouvés en dépouillant tous les biens terrestres, les vanités et les ambitions ; en aspirant à une vie libre de péché personnel, parfois en l’atteignant. Cet aspect de la vie cistercienne est mis en relief dans un livre de Thomas Merton, La nuit privée d’étoiles [2]. La deuxième est la joie jaillissant de la conviction que prières et pénitences du moine inondent le monde d’un flot guérisseur d’expiation qui sauve les âmes et allège la culpabilité de l’humanité. La troisième est l’assurance que cette vie de sacrifice est dédiée à Dieu, qu’elle dérive de l’amour qu’on lui porte et qu’elle rapproche l’âme de Lui.

Extrait d’Un temps pour se taire, pp.64-5, Bruxelles, 2015.

Notes

[1L’un des frères lais de Thimadeuc, en Bretagne, juge ces mortifications insuffisantes : il remplit ses sabots d’épines avant d’entamer les labeurs du jour.

[2Titre de la traduction française du célèbre moine, par Marie Tadié, Paris 1951. Le titre original est The Seven-storey mountain et le titre choisi pour l’Angleterre, Elected silence, est celui que cite notre auteur. (NdT)


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