Guillaume Villeneuve, traducteur
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Le Mur I - Banksy

jeudi 29 mai 2014, par Guillaume Villeneuve


4 janvier 2010

En approchant du Mur qui coupe la route, nous avons vu la première œuvre de Banksy, une jeune fille palpant un soldat israélien, dont le fusil était posé par terre. Efficace, j’ai trouvé. Puis nous sommes arrivés à un autre dessin en pointillé avec des ciseaux, comme si le Mur était en carton et promis à être découpé, à la fin. À côté se trouvait une souris munie d’un lance-pierres, peinte sur un petit bloc de béton qui faisait autrefois partie d’un barrage mais qui est aujourd’hui abandonné au bord de la route. Nous avons garé la voiture et longé le Mur. Je m’efforçais de me représenter son tracé et ce qui se trouvait de l’autre côté, mais ce n’est pas facile à cause de tous ses coudes et virages.

Bethléem n’est plus la ville florissante que j’ai connue, mais une ville châtiée, coupée de Jérusalem-Est et du reste de la Cisjordanie, sa ligne de vie, et jetée aux chiens. On avait le sentiment que les habitants avaient été pourchassés et exilés, la porte refermée derrière eux et la clef jetée dans le caniveau.

Nous avons vu des taxis qui attendaient du côté Bethléem, là où le Mur interrompt la grand’route qui fut naguère si animée. Ils cherchaient désespérément une course et étaient déçus que nous n’ayons pas besoin de voiture. À leur droite se trouvaient deux longs passages grillagés pour piétons, l’un pour gagner, et l’autre pour quitter, Jérusalem. Il y a peu, les taxis étaient naguère requis par les Palestiniens assez heureux pour avoir un permis de travail en Israël. Mais plus personne n’a besoin d’eux, à présent. En m’éloignant, j’ai repensé à un documentaire que j’ai vu sur ce barrage, où se présentait chaque matin un violoniste israélien, au point du jour : il sortait son vieux violon de son étui et en jouait pour réconforter les travailleurs, enfermés et regroupés comme du bétail, dans l’attente de pouvoir entrer en Israël pour gagner leur maigre pitance. On ne savait trop ce que pensaient les ouvriers de ce vieil homme, à le regarder à travers la grille, de leurs yeux vides et endormis. Il ne parlait jamais ; il se contentait de jouer, le visage parcouru de douleur.

Nous longions le Mur, couvert de graffiti exprimant l’horreur, le caractère éphémère de cette monstruosité, la rage éprouvée contre les Israéliens pour l’avoir installé. Dans l’une des boucles de la muraille, nous sommes tombés sur une femme au chignon bien serré, au regard décidé, intelligent. Elle s’éloignait de chez elle, en faisant le détour obligatoire vers la ville. Je lui ai demandé ce qui se trouvait derrière cette portion du Mur - je supposais que c’était le Tombeau de Rachel.
- Non, pas du tout. C’est le parking.
Ainsi donc, ils ont fait cette boucle pour ménager de l’espace aux voitures des pélerins juifs !
- Voici notre maison, me dit-elle en désignant une bâtisse enserrée sur trois côtés par le Mur. Nous avions quatre boutiques le long de la route, désormais fermées.
- Avez-vous tenté de les assigner ?
- Oui, mais ils ont refusé de nous entendre. Nous avons désigné un avocat, mais il n’y a rien eu à faire. Personne ne se soucie de nous. Nous avons perdu notre travail. Nos enfants ne grandissent pas normalement. Imaginez que vous vous réveillez tous les jours devant ce Mur. Ils ont perdu l’insouciance de l’enfance. Leur croissance est racornie. Mais personne ne s’en soucie, personne ne pense à nous. Voilà la situation. Nos vies sont détruites.

Je me suis dirigé vers sa maison. Une pancarte “Joyeux Noël” et une couronne étaient accrochées à la porte, des vœux solitaires qu’aucun passant ne verrait ni ne lirait. Leur maison avait toujours été sur la grand’ route animée et les touristes s’arrêtaient pour faire des emplettes dans les boutiques sous leur logis. À présent, comme le reste de la ville, elle est exilée, isolée, pénalisée, reléguée dans un petit espace cerné sur trois côtés par un immense mur de béton, seule et désolée. Mais qui est responsable du tracé du Mur ? me suis-je demandé. Il ne peut qu’avoir coûté beaucoup plus cher de le faire serpenter ainsi plutôt que courir en ligne droite. Les fabricants de ciment, les importateurs d’armatures en fer, les sociétés de bâtiment à la recherche de contrats lucratifs, comme tous ceux qui aspirent à mettre la main sur des terres palestiniennes confisquées du côté israélien ne peuvent qu’y avoir joué un rôle. Rien d’étonnant à ce que les Israéliens n’aient pas le droit de visiter ce côté du Mur. Comme ils auraient honte s’ils voyaient ce qu’on fait à leurs voisins en leur nom ! Il ne peut y avoir aucune justification, au nom de la sécurité ou de quelque autre prétexte, à un tel Mur.

Extrait de Journaux d’occupation, Paris, 2016.


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