Guillaume Villeneuve, traducteur
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Gaza 2010 : Flotille de la liberté

jeudi 29 mai 2014, par Guillaume Villeneuve


5 juin 2010

Il faut parfois longtemps pour qu’apparaisse la signification des événements. Aujourd’hui, plus d’un an après la guerre de Gaza [1] (et 43 ans jour pour jour après la guerre de 1967 qui nous a amené l’occupation israélienne) je comprends à quel point Israël a dépassé les bornes. Il pourrait aussi avoir perdu la petite valeur de dissuasion et d’intimidation que recelait sa menace de mener semblable guerre contre les Palestiniens. Il y a dix ans, les citoyens israéliens ne se voyaient pas interdire légalement de pénétrer dans les villes palestiniennes de Cisjordanie et la Bande de Gaza n’était pas assiégée comme elle l’est aujourd’hui. Il est beaucoup plus facile d’imposer sa représentation du peuple vivant derrière les murs du ghetto quand on interdit à ses concitoyens de le rencontrer personnellement et de se faire leur propre jugement. Si l’on remonte à la Palestine d’il y a soixante dix ans, on constate qu’existaient un certain nombre de communautés juives et arabes mêlées, des cités comme des villages, qui ont pu perdurer durant des siècles avant le mandat britannique. Et si l’on remonte encore plus loin, on voit que toute la Méditerranée orientale, dans l’empire ottoman, ignorait les frontières délimitant ce qui devint les États-nations de Syrie, Jordanie et Liban, et plus tard l’État juif d’Israël.
La situation actuelle n’a vraiment rien à voir.

« Nous ne sommes pas l’Amérique du Nord ou l’Europe occidentale », a déclaré Ehud Barak, le ministre de la Défense israélien, aux commandos ayant pris part au raid meurtrier sur la flottille de la liberté à destination de Gaza mardi dernier. « Nous vivons au Moyen Orient, un endroit qui ignore la pitié pour les faibles et où ceux qui ne se défendent pas n’auront pas de deuxième chance. »

Le même Barak aime à qualifier son pays de « villa dans la jungle ». Les politiciens israéliens comme lui semblent congénitalement incapables d’envisager aucune autre vie pour leur pays que celle d’un État-forteresse nanti d’une armée puissante, l’arme toujours à la main dans une région peuplée de millions d’Arabes. Israël ne fait aucun effort pour bâtir des ponts, communiquer dans l’harmonie, apprendre la langue régionale ou trouver sa place en s’intégrant - sinon par la force et la langue du pouvoir et de la violence.

Mais, tout en aimant faire la différence entre la jungle indomptée du Moyen Orient et leur villa coloniale, blanche, étincelante et sans tache, les dirigeants actuels d’Israël goûtent un fantasme bien spécial : leur pays fait partie de l’Occident. Pourquoi devraient-ils ouvrir les frontières à leurs « voisins terroristes » ? Mieux vaut garder le pays hermétiquement clos et séparé, dans un splendide isolement analogue à l’apartheid, tout en restant lié à l’Occident par l’air et la mer.

Les événements du 31 mai 2010, qui ont vu Israël agresser la flottille en haute mer, tuer neuf personnes et faire des vingtaines de blessés sur le bateau turc Mavi Marmara, ont perturbé ce fallacieux équilibre. À bord des bateaux qui venaient contester le siège imposé à Gaza par Israël, il y avait des centaines d’Occidentaux, dont beaucoup renommés pour leur contributions à ce que l’Occident fait de mieux : des écrivains, des politiciens, des militants des droits de l’homme. Les désinformateurs israéliens auraient dû réfléchir avant de les traiter de terroristes.

L’une des justifications invoquées par l’agresseur était que ces bateaux remettaient en cause sa politique à l’égard de Gaza. C’était bien, en effet, l’objectif déclaré des organisateurs de la flottille. Elle était faite de membres de la société civile désespérant de voir leurs gouvernements prendre leurs responsabilités pour imposer le droit international et protéger les droits humains d’une population assiégée d’1, 5 million de personnes.
Israël ne comprend pas le pouvoir des mouvements de masse ou, pénétré d’arrogance et de démesure, l’ignore. Cela seul, et l’usage délibéré de la force contre quiconque conteste sa politique dans les Territoires palestiniens occupés, suffit à expliquer pourquoi il a frappé si brutalement la flottille. Les dirigeants israéliens eurent la même réaction après le premier soulèvement palestinien. “Brisez-leur les os,” avait ordonné le Premier ministre Rabin à l’armée, afin que les protestataires sans armes, recroquevillés de peur, restent chez eux. Cette stratégie n’a pas été efficace à l’époque et ne devait pas davantage l’être cette fois-ci.

Le siège de Gaza et la lutte pour y mettre un terme sont assez significatifs. Encore plus significatif le fait que, cette fois, l’aide lui est venue de Turquie. Près d’un siècle a passé depuis la destruction de l’empire ottoman dont le règne sur les Arabes est tenu dans notre histoire comme l’âge de l’obscurantisme. Il aura fallu tout ce temps pour que les blessures se cicatrisent et voici que l’aide aux Gazaouis est venue de Turquie sous forme d’un bateau turc à l’équipage turc, prêt à risquer gros pour venir au secours de coreligionnaires musulmans. C’est là une évolution de premier ordre, aux répercussions plus lointaines que l’impact immédiat qu’elle peut avoir sur les assiégés.

Israël et la Turquie ont d’abord partagé un certain nombre de traits. Ces pays sont tous deux le produit du nationalisme de la fin du XIXè siècle, et tous deux, dans une large mesure, ont créé une nouvelle langue, en choisissant de tourner le dos au passé. S’agissant de la Turquie, cela s’est fait en changeant l’alphabet, et pour Israël en renonçant à l’emploi du yiddish. Il en résulte pour la plupart des Israéliens l’impossibilité de lire l’importante littérature yiddish, de même que toute la littérature turque antérieure à 1923 est fermée aux Turcs d’aujourd’hui.

Les deux États ont aussi été responsables de l’expulsion de centaines de milliers de personnes du pays où ils se sont installés : les Arméniens, chassés de Turquie et de certaines régions de l’Arménie historique ; les Palestiniens de la partie de la Palestine devenue Israël. Dans l’un et l’autre cas, l’État moderne est incapable et refuse même de regarder son passé en face. Israël nie l’existence de la Nakba, la Turquie l’expulsion arménienne.
Dans ces deux pays, l’armée jouit d’un pouvoir et d’un statut tout particuliers : les forces armées jouent un rôle décisif dans le domaine politique, dans le contrôle de l’État, sa stratégie et sa trajectoire.
Tous deux, évidemment, sont alliés aux États-Unis.

L’isolement de Gaza est aussi le mien. À présent, grâce à la Turquie, à des militants étrangers comme l’auteur de romans policiers suédois Henning Mankell, il a été brisé. J’ai fait la connaissance de Henning l’an dernier - il participait au Festival littéraire de Palestine - et je l’ai emmené se promener dans nos collines. Aujourd’hui, le quotidien The Guardian a publié son journal tenu pendant la navigation. Je lui ai envoyé ce courriel aussitôt après l’avoir lu :

Cher Henning,

Je n’ai pas de mots pour vous décrire mes sentiments en lisant votre journal dans l’édition du Guardian d’aujourd’hui. Comme si, après des décennies de souffrances muettes (ce jour est le quarante-troisième anniversaire du début de l’occupation), durant lesquelles on a d’une part nié la cause de mes souffrances et d’autre part mis en doute l’expérience que j’en ai, après des années et des années de difficultés et de douleur, on était enfin justifié.
Vous écrivez que votre but était [de montrer] que les “actes, pas les mots” sont ce qui importent et que “seule l’action peut fournir une preuve de vos mots.” Vos actes suivis de vos mots dans l’article de ce jour ont amplement illustré que vous avez agi conformément à vos convictions. Vous n’avez pas seulement aidé la juste cause de la Palestine. Vous m’avez aussi sauvé, moi et beaucoup d’autres autour du monde, du brutal cynisme où nous sommes plongés. J’ai été si profondément ému en apprenant que votre navire transportait du ciment, des barres de renfort et des maisons en bois préfabriquées pour la population de Gaza ! Se rendre compte que ses souffrances et son dénuement ont été ressentis par un habitant de la planète si loin au nord, en Suède, et, grâce à vous et à vos collègues, par le reste du monde, est plus important que les mots les plus véhéments possibles de condamnation ou de solidarité.
Et dire que les dirigeants israéliens ne se lassent pas de répéter que leur pays est une « villa dans la jungle » !
Avec mille messages chaleureux depuis Ramallah.

Raja

Extrait de Journaux d’occupation, Paris 2016.

Notes

[1L’auteur fait allusion à la nième campagne de bombardements de Gaza, celle intervenue de fin décembre 2008 à janvier 2009, pour les fêtes..., qui se solda par 1400 morts palestiniens dont 758 civils, des destructions innombrables, dont celle des installations d’approvisionnement et d’épuration d’eau, et l’usage d’obus au phosphore notamment sur les hôpitaux. Voir le rapport officiel de l’ONU, dit Goldstone (NdT).


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