Guillaume Villeneuve, traducteur
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Race inférieure

jeudi 29 mai 2014, par Guillaume Villeneuve


15 septembre 2010

En quittant Ben-Gourion pour Édimbourg le mois dernier, j’ai remarqué que la direction de l’aéroport a créé une orangeraie autour du terminal. S’agit-il d’alléger l’épreuve que les passagers doivent traverser dans cet aéroport ? Pour moi, ce test d’endurance commence dès l’enceinte extérieure, au portail extérieur avant les parkings. Les gardes chargés de ces points de contrôle sont employés par une société de gardiennage sous contrat avec l’aéroport. Ils sont formés pour déterminer, d’après l’accent du chauffeur et de ses passagers, si ce sont des Arabes. À présent, m’a appris mon chauffeur, ils ont un appareil qui lit la plaque minéralogique et affiche le nom du conducteur. Si ce nom est arabe, le chauffeur reçoit l’ordre de se garer sur le bas-côté. Tous les passagers doivent descendre. Ils doivent sortir tous leurs bagages pour le premier de nombreux contrôles avant l’embarquement. J’ai été étonné de voir examiner aussi nos téléphones portables. Le chauffeur m’a expliqué que cela vise à empêcher les terroristes arabes de faire exploser leurs voitures à distance. Après avoir passé ce premier obstacle, qui peut aller d’une demi-heure à une, voire deux heures, on nous a conduits à l’entrée du terminal. Là, il importe de veiller à ne pas attirer l’attention des gardes de sécurité en civil qui surveillent les portes. Nous avons l’impression d’avoir remporté un premier succès quand nous pénétrons enfin dans le terminal et faisons la queue avec tous les autres passagers pour attendre le contrôle principal et les procédures de fouille.

À ce stade, il faut se calmer, respirer lentement et profondément et se préparer à une longue épreuve qui ne peut qu’empirer si l’on réagit avec colère ou même si l’on réagit si peu que ce soit. Cet aéroport le proclame avec éloquence. Il exsude la modernité, doté des systèmes de sécurité dont Israël est si fier et qu’il promeut et vend dans le monde entier.

Tandis que nous attendions notre tour, j’ai pu saisir le dialogue entre deux jeunes Russes et la policière israélienne qui devait évaluer quelle étiquette sécuritaire apposer sur leur passeport. Elle a parcouru la suite habituelle de questions : la raison de cette visite en Israël, quelles personnes avez-vous rencontrées ? ; avez-vous vu des Arabes ? ; qui a fait vos bagages ? ; et ainsi de suite. Puis :
- Peut-on vous poser une question personnelle ? Et, avant qu’ils aient pu répondre : vivez-vous en couple ?
- Non.
- Quelle est votre relation l’un avec l’autre ?
- Amicale.
- Mais vivez-vous ensemble ?
- Non.
Quand notre tour est venu, on nous a octroyé le numéro 6, risque élevé, shiesh en hébreu. J’ai entendu l’opérateur basané préposé à la machine à rayons X scrutant nos bagages héler la femme qui se tenait à l’autre extrémité du tapis roulant : “Voici les shiesh.”

On nous a étiquetés - pas avec une simple étiquette, mais une étiquette si collante, si tenace, qu’elle est difficile à enlever même quand on a atteint sa destination à l’autre bout du monde. On dirait qu’on veut que vous demeuriez marqué où que vous puissiez être.

Je commençais à envier ceux qui avaient reçu le numéro 3 et mieux encore le 2. Puis j’ai baissé les yeux et vu une étiquette sur mon blazer. J’étais couvert d’étiquettes, sur mes sacs et même sur mes habits.

En regardant enlever, examiner, sonder et tâter chaque objet contenu dans nos bagages, j’ai pensé à la première fois où j’ai subi ce traitement, dans ce même aéroport en 1971, alors que je partais pour l’université. J’avais été scandalisé qu’on expose tous mes effets personnels et mes sous-vêtements, ainsi que ceux de compagnons de voyage femmes au yeux de tous. Mais je n’étais pas dans les mêmes dispositions aujourd’hui.

Après quoi on nous a écartés pour une fouille corporelle. On m’a demandé de baisser mon pantalon. Je ne cessais pas de penser à l’épreuve racontée par Alex et je me demandais si on allait regarder entre mes doigts de pied, à moi aussi. On a pris ma ceinture, mes chaussures et mon portefeuille pour les passer dans une autre machine. Mais avant de prendre le portefeuille, le jeune préposé m’a dit :
- Donnez-moi le portefeuille, mais retirez d’abord l’argent.
- Volontiers, dis-je non sans ajouter sur un ton ironique : non que je ne vous fasse pas confiance.
- C’est moi qui ne nous fais pas confiance, m’a-t-il répondu.
Le préposé à la sécurité nous a conduits au début de la file.
- Il y a une bonne raison à ça ? s’est enquis un Anglais, furieux de voir que nous le précédions désormais.
Notre chaperon lui a lancé une réponse laconique :
- Sécurité.
Constellés de shieshe comme nous l’étions, avec le sentiment de ressembler à la Bête de l’Apocalypse marquée du chiffre 666, nous avons finalement rejoint la file attendant l’embarquement. J’ai regardé le bagage à main que portait celui qui me précédait et j’y ai repéré une étiquette marquée d’un 1. Quel veinard ! Je l’ai détaillé : un homme grand, ventripotent. Il ressemblait à un Boer sud-africain. Comment avait-il réussi à obtenir cet 1 ? J’allais interroger cet heureux personnage quand j’ai vu qu’il portait un quotidien en hébreu. Bien sûr, c’était un Israélien, appartenant à la race supérieure !

C’est toujours quand je rentre en Israël que je ressens avec le plus d’acuité combien les Israéliens sont des envahisseurs qui se sont emparés de mon pays en en fermant les frontières aux habitants originels. Nous ne pouvons partir et revenir qu’à la discrétion de ces envahisseurs. La possibilité de me voir refuser l’entrée à la frontière me hante toujours et me maintient dans une grande nervosité durant tout le trajet de retour. Je me suis rendu compte que je vérifiais sans arrêt mes papiers d’identité. Durant les six dernières semaines, j’avais oublié que j’étais l’otage de ma carte d’identité israélienne qu’il me faut porter sans cesse sur moi au pays. Obsessionnel, je n’arrête pas de m’assurer que je ne l’ai pas perdue, sans cesse, comme si ma vie en dépendait.

Extrait de Journaux d’occupation, Paris 2016.


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