Guillaume Villeneuve, traducteur
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Eiyad Sarraj, psychiatre de Gaza et l’exil

jeudi 29 mai 2014, par Guillaume Villeneuve


9 décembre 2010

Hier, j’ai déjeuné avec Mustafa Barghouti et Eiyad Sarraj, [1] le psychiatre de Gaza qui a fondé le Programme pour la santé mentale de la communauté gazaouïe.

- À quoi ressemble la vie à Gaza, ces temps-ci ? lui ai-je demandé.

- Chez moi, je me sens heureux. J’ai une vaste maison, un jardin, un chalet près de la mer. Mais dès que je sors, je suis confronté à toute la misère, qui me bouleverse. Quand je fais un bon repas, je remercie Dieu d’avoir assez à manger. Tant de gens n’ont rien. S’ils entendent parler de viande, ils ne peuvent jamais s’en offrir. Pourtant, ils réussissent à s’en sortir. En tant que réfugiés, ils ont toujours prévu les temps difficiles qui viendraient et ont épargné. Les femmes gardent leur or pour les jours sombres comme ceux que nous vivons et elles s’en sortent.

Il a poursuivi :
- À Gaza, il y a beaucoup d’amin [sécurité] mais pas d’amaan [sûreté]. L’endroit est régi par des forces qui ne sont pas responsables devant le gouvernement. Quand elles ont fermé les bureaux de la Commission indépendante des droits de l’homme, j’ai appelé le Premier ministre Haniyeh, qui n’était pas du tout au courant. Il a plus tard présenté ses excuses. Ils sont venus faire main basse sur la maison de ma sœur. Elle est partie depuis un certain temps. La maison est fermée. Après avoir jeté leur dévolu sur elle, ils se sont tout simplement présentés pour la prendre. Je leur ai dit « Israël lui-même n’a rien fait de pareil, pourquoi vous comportez-vous de la sorte ? »

Mais je pense qu’on pourrait arriver à persuader Haniyeh de mener une politique de réconciliation générale. J’ai parlé à l’autre Premier ministre, Fayyad : nous devrions nous réunir pour tâcher de restaurer l’unité.

On m’a beaucoup poussé à partir avant la guerre. Nous détenons des passeports britanniques et l’ambassade nous exhortait à partir. Ma femme voulait partir. Je lui ai dit « nous resterons, même si la maison s’écroule sur notre tête. » Je suis si heureux que nous soyons restés. Fussé-je parti, je ne serais jamais rentré. Je me serais perdu, avec ma dignité. Rester à Gaza a tant compté pour moi. Cela m’a donné tant de force pour résister.

En écoutant Eiyad, j’ai su que j’éprouvais exactement la même chose en restant à Ramallah. Malgré toutes les difficultés, je n’ai jamais regretté de rester.

Puis il a repris :

- La maison de Haidar est désormais vide. Sa femme est partie pour Amman. J’avais coutume de le voir en passant devant sa maison. Je le tenais pour un ancien. Cela me réconfortait de le voir, de le savoir là. À présent, je longe une maison inoccupée. C’est très triste pour moi. Il ne demeure personne qui lui soit comparable.

J’ai alors pensé au Dr Haidar Abdul Shafi et à notre expérience commune à Washington au cours des négociations - il conduisait notre délégation - puis en Scandinavie, où lui, Mustafa Barghouti et moi avions fait le tour des chefs d’État se trouvant là pour leur dire que les Accords d’Oslo seraient stériles. Je me rappelle la chaleur paternelle de son contact quand nous avions visité Oslo et rencontré de jeunes Palestiniens qui y résidaient. C’était un homme auquel j’aurais aimé rendre visite durant sa maladie, ce qui m’a été impossible à cause du blocus de Gaza. Et aujourd’hui, il est parti. Il n’y a pas de sursis. Jamais de seconde chance.

Extrait de Journaux d’occupation, Paris 2016.

Notes

[1Mort le 17 décembre 2013, à Gaza (NdT).


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