Guillaume Villeneuve, traducteur
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Le Mur II

jeudi 29 mai 2014, par Guillaume Villeneuve


15 mai - Commémoration de la Nakbah

Aujourd’hui, j’ai attendu au point de contrôle de Kalandia en quittant Jérusalem pour regagner Ramallah. En longeant le haut Mur doté de fil barbelé qui sépare les maisons et quartiers arabes les uns des autres, j’ai repensé au fil barbelé entre le Golan, occupé par Israël, et la Syrie. Là-bas une clôture, ici un Mur terrifiant.

Le crépuscule était tombé. J’ai savouré les derniers aperçus d’espaces ouverts et la vaste étendue du ciel allant s’obscurcissant. Dans Ramallah bondée, le ciel lui-même semble plus étroit, pour ne rien dire de l’horizon, si atroce et affligeant. Là-bas, le ciel de Jérusalem était d’une belle couleur, avec un éclat de lune. J’aimais Jérusalem, jadis, pendant le bref crépuscule. Je prenais le taxi communautaire de retour, par les routes secondaires, jouissant de la brise légère par la vitre baissée, en écoutant la conversation de mes compagnons de voyage. Combien me manque la tendresse perdue de Jérusalem ! J’étais totalement emporté par l’harmonie de toutes choses autour de moi ; la route étroite, serpentant doucement à travers les tendres collines, l’amitié loquace, agréable, de mes voisins de route. Aujourd’hui, en repartant, nous avons un Mur de béton haut de quatre mètres sur notre droite. On l’a construit au beau milieu de la vieille route, en séparant des maisons arabes de leurs voisines comme si un ennemi maléfique vivait de l’autre côté. Il est couronné de fil de fer barbelé où sont piégés un certain nombre de ballons de football.

Je me rappelle comment Israël a commencé de diviser la route en plaçant des cloisons sur le terre-plein du milieu ; la circulation pouvait encore se faire de part et d’autre ; comme pour nous habituer à ce qui allait venir, nous accoutumer peu à peu à la douleur. D’abord une cloison fut installée au milieu de la route, puis deux, puis davantage, jusqu’à ce qu’elles s’étendent tout le long. Je les remarquais - comment ne l’aurais-je pas fait ? - sans pour autant en croire mes yeux.

À présent, le Mur est construit et je n’en crois toujours pas mes yeux. Il ne reste pas une trace d’atmosphère pastorale ; l’ont remplacée la cupidité, l’amertume et la rancune. Chaque jour, pas moins de 23 000 Palestiniens franchissent le point de contrôle de Kalandia. On nous fait attendre des heures avant de nous laisser passer.

Tandis que nous attendions - plus d’une heure - pour franchir le goulet d’étranglement qui s’était formé, avec des centaines de voitures rassemblées autour de la porte, chacune tentant de la franchir avant les autres, j’ai été comme pris de délire. Cela m’a rappelé la déclaration du chef d’état-major israélien Rafael Eitan : ne voulait-il pas que les Arabes fussent traités comme des cafards drogués dans une bouteille. Aurait-il réussi ?

En fixant le Mur qui s’étirait à l’infini, j’ai compris que ce n’était pas une barrière séparant la civilisation de la sauvagerie, comme les murs sont traditionnellement censés le faire. Il y a tant d’activités du côté de Ramallah qui seront désormais empêchées de se relier à leurs équivalents du côté de Jérusalem, au sud de cette frontière artificielle ! À n’en pas douter, c’est là le vrai but de cette construction, une barrière visant à couper la continuité naturelle entre Ramallah et Jérusalem, tout comme la section du Mur du côté de Béthléem. Quand j’ai regardé vers l’est, j’ai distingué la colonie israélienne de Psagot, dont les bâtiments ne sont pas bloqués par un mur mais s’étendent pour rejoindre, sans obstacles, les autres colonies de manière à enserrer solidement la partie arabe de Jérusalem-Est.

Extrait de Journaux d’occupation, Paris 2016.


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