Guillaume Villeneuve, traducteur
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Plovdiv, Bulgarie

samedi 21 juin 2014, par Guillaume Villeneuve


J’explorai la ville seul et sous la conduite de Nadejda. Le centre quelconque était rempli de bâtiments publics modernes ; il y avait une cathédrale bulgare et une cathédrale grecque et quelques jardins léchés, plutôt jolis. Ce milieu indifférent s’effaçait bientôt derrière des alentours désordonnés et fascinants. Toute la ville est bâtie entre, sur, et autour de, trois éperons raides de granit - les tépés - au flanc desquels dégringolaient les toits, les maisons se perchaient dangereusement sur des corniches, les rochers se projetaient en lames et en piques ; tout autour et à travers montait et descendait un écheveau enchevêtré de venelles pavées. Certaines étaient tendues de bannes pour l’ombrage ; elles en étaient transformées en couloirs tortueux de tentes ; ferronniers, trieurs de tabac, cardeurs de laine travaillaient assis en tailleur dans leurs échoppes ouvertes. Ces allées baignaient dans une pénombre fraîche entrelacées de tigrures de soleil qui se liaient et s’enmêlaient. Les cardeurs, accroupis dans un océan de toison, travaillaient avec d’extraordinaires instruments - d’immenses arcs incurvés se dressant à trois mètres de haut, tendus à rompre d’une seule corde, qui évoquaient la harpe des illustrations bibliques où l’on voit David apaiser la colère de Saül. Forgerons, chaudronniers, rétameurs, tanneurs, armuriers, fabricants de harnais, selliers pour mules - l’un d’eux, étonnamment, était un Noir - rabotaient furieusement leurs grandes nacelles ou farcissaient de laine le rembourrage bulbeux des selles en peau de mouton. Des melons verts et jaunes étaient entassés comme des boulets de canon, raisins et figues étaient disposés dans d’énormes corbeilles ; poivrons ou paprikas rouges et verts, vulnéraires et courgettes se dressaient en monceaux. Les boucheries exhibaient leur carnage habituel, une exposition de têtes sanguinolentes dignes de la Tour de Londres, de trophées aux yeux vitreux et aux incisives aussi proéminentes que celles des voyageurs anglais dans les dessins français satiriques : devant elles, les pavés étaient un lacis de ruisselets sanglants infestés de mouches. Les oscillations des bâts géants des mules menaçaient les étals ; de temps en temps, un raz-de-marée de moutons déferlait dans l’allée, des troupeaux entiers qui débordaient avec force bêê dans les échoppes d’où ils étaient rejetés, poursuivis par bergers et chiens aboyants. Se frayait un chemin dans la foule, tintant toujours, le bozaji albanais, courbé sous son grand vaisseau de cuivre, que j’avais vu à Rila. Parfois, les maisons se rejoignaient presque au-dessus de nos têtes. Des portails permettaient d’échapper au pandémonium, vers de calmes cours, sur des intérieurs où l’on apercevait des femmes faisant claquer leurs métiers et, sous des treilles de vigne, des chapeaux en peau de mouton, de larges ceintures écarlates et des mocassins serrés autour des tables des cafés et des cavistes.

Il y eut le pinacle d’une mosquée et le toit bouillonnant d’un hammam et, soudain, des Turcs, les premiers que je visse à l’exception du petit avant-poste danubien sur l’îlot d’Adah Kaleh, près des Portes de Fer. Ceinturés de rouge comme les Bulgares, ils portaient des pantalons noirs bouffants, des babouches et des fez écarlates, souvent pâlis ou décolorés par la sueur et l’usure jusqu’à prendre une teinte de mûre autour desquels s’enroulaient lâchement des turbans effilochés, certains ornés de bandes ou de pois de toute couleur sauf du vert - à moins qu’on n’eût affaire parfois à un descendant supposé du Prophète.

[...]

Il y avait tant à admirer ! Je m’attardais des heures durant dans ce labyrinthe, m’installais à l’extérieur sous la treille d’un café, oreilles grandes ouvertes - malgré le crépitement des cartes à jouer écornées qui résonnait dans la pénombre traversée de rais de lumière, malgré les claquements et roulements des dés et des trictracs - sur les nombreuses langues et dialectes audibles dans ces galeries obscures. Au brouhaha s’ajoutait à présent le murmure rom, celui de deux Bohémiennes accroupies non loin sur les pavés, dont les doigts graciles, chargés de bagues d’acier, tenaient des cigarettes. Les Bohémiennes étaient nombreuses à la lisière de cette foule mouvante, qui apportaient aux couleurs déjà abondantes le jaune, l’orange, l’écarlate, le mauve et le pourpre de leurs jupes à volants et de leurs coiffes. Un moine, en habit noir reprisé, coiffé de son tuyau de poêle sans bords, passa en claudiquant, un melon sous chaque bras ; en face, un maréchal-ferrant tzigane martelait un pétale plat d’acier sur le sabot arrière d’un âne. Enivré d’un chant d’arômes qui semblait la quintessence des Balkans, mixte de sueur, poussière, corne brûlée, sang, fumée de narguilé, crottin, slivo, vin, mouton grillé, épice et café, agrémenté d’une goutte d’essence de roses et d’une vapeur d’encens, je me demandais si Alexandre enfant avait jamais vu cette ville que son père avait fortifiée sur les marches orientales du royaume contre les tribus thraces. Trajan, puis Hadrien et Marc-Aurèle l’avaient agrandie. Une légende assez triste veut que ce soit l’endroit où Orphée, rompant la promesse de ne pas regarder en arrière avant d’avoir quitté l’Hadès, ait perdu Eurydice.

La route interrompue, recueilli dans la trilogie complète du voyage à pied de Londres à Constantinople puis au Mont Athos, Dans la nuit et le vent, Nevicata, Bruxelles, 2014


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