Guillaume Villeneuve, traducteur
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Les veines de la richesse

mercredi 9 janvier 2013, par Guillaume Villeneuve


DEUXIÈME ESSAI

LES VEINES DE LA RICHESSE

26 - La réponse que ferait l’économiste politique typique aux déclarations contenues dans l’essai précédent ne serait-elle pas analogue à ce qui suit ?

“Il est vrai, en effet, que certains avantages d’une nature générale peuvent s’obtenir par le développement des affections sociales. Mais les économistes politiques n’ont jamais fait, ni ne font, profession de considérer les avantages d’une nature générale. Notre science est seulement celle de s’enrichir. Loin d’être une science fallacieuse ou illusoire, elle s’avère, à l’épreuve des faits, d’une efficacité pratique. Ceux qui en suivent les préceptes s’enrichissent vraiment et ceux qui leur désobéissent s’appauvrissent. Chaque capitaliste d’Europe a fait fortune en suivant les lois connues de notre science et accroit journellement son capital en y adhérant. Il est vain d’invoquer des stratagèmes logiques contre la force des faits accomplis. Tout homme d’affaires sait d’expérience comment l’argent se gagne et comment il se perd.”

Excusez-moi. Les hommes d’affaires savent en effet, en ce qui les concerne, comment ils ont gagné leur argent et comment, parfois, ils l’ont perdu. À force de pratiquer leur jeu, ils sont habitués aux hasards des cartes et peuvent justement expliquer leurs pertes et leurs gains. Mais ils ignorent qui tient la banque de la maison de jeu, tout comme ils ignorent quels autres jeux peuvent se jouer avec les mêmes cartes, comme ils ignorent quels autres pertes et gains, là-bas dans les rues obscures, dépendent essentiellement, quoique invisiblement, des leurs dans les salons illuminés. Ils ont appris quelques-unes, mais seulement quelques-unes, des lois de l’économie mercantile ; mais pas une seule de celles de l’économie politique.

27 - Pour commencer, et c’est chose très notable et curieuse, j’observe que les hommes d’affaires connaissent rarement le sens du mot “riche”. À tout le moins, s’ils le connaissent, ils ne tiennent pas compte dans leur raisonnement du fait que c’est un mot relatif, qui suppose son antonyme “pauvre” aussi clairement que le mot “nord” suppose son antonyme “sud”. Les hommes parlent et écrivent presque toujours comme si la richesse était absolue et qu’il était possible à chacun, en suivant tels préceptes scientifiques, de s’enrichir. Alors que la richesse est une force analogue à l’électricité, qui n’opère que grâce aux différences de potentiel ou à ce qui s’y oppose. La force de la guinée que vous avez en poche dépend entièrement de l’absence de guinée dans celle de votre prochain. S’il n’en avait pas besoin, elle vous serait inutile ; le degré de sa force dépend exactement du besoin ou du désir qu’il en a, - et l’art de vous enrichir, dans l’acception ordinaire de l’économiste mercantile, est donc également et nécessairement l’art de maintenir votre prochain dans la pauvreté.

Je ne souhaite pas, à ce sujet (et rarement d’ailleurs sur le moindre sujet), jouer sur les mots. Mais je souhaite que le lecteur comprenne clairement et profondément la différence entre ces deux économies qu’on pourrait qualifier de “politique” et de “mercantile”.

28 - L’économie politique (l’économie de l’État ou de ses citoyens) tient simplement dans la production, la conservation et la distribution, aux meilleurs lieu et temps, des choses utiles ou plaisantes. L’agriculteur qui fauche son foin au bon moment ; le charpentier qui enfonce bien ses chevilles dans un bois sain ; le maçon qui pose de bonnes briques sur un mortier bien lié ; la ménagère qui prend soin du mobilier de son salon et évite tout gâchis à la cuisine ; et le chanteur qui contrôle justement sa voix, sans jamais la forcer, ce sont tous là des économistes politiques au sens vrai et ultime du terme : ils ajoutent sans cesse aux richesses et au bien-être de la nation à laquelle ils appartiennent.

Mais l’économie mercantile, celle du merces ou du “salaire,” implique l’accumulation, dans les mains d’individus, de revendications légales ou morales, éventuellement de pouvoir, sur le travail d’autrui ; chacune de ces revendications implique précisément autant de pauvreté ou d’endettement d’un côté qu’elle entraîne de richesses ou de droits de l’autre.

En conséquence, elle n’entraîne pas forcément une augmentation de la propriété effective ou du bien-être de l’État où elle existe. Mais dans la mesure où cette richesse commerciale, ou cette force exercée sur le travail, est presque toujours convertible sur le champ en une propriété matérielle, alors que cette dernière n’est pas toujours convertible sur le champ en pouvoir sur le travail, l’idée de la richesse que se font les hommes actifs des nations civilisées renvoie en général à la richesse commerciale ; pour estimer leurs possessions, ils préfèrent calculer la valeur de leurs chevaux et de leurs champs par le nombre de guinées qu’ils pourraient en tirer que la valeur de leurs guinées par le nombre de chevaux et de champs qu’elles leur permettraient d’acheter.

29 - Cette habitude d’esprit a cependant une autre raison : à savoir qu’une accumulation de propriété matérielle est de peu d’utilité à son propriétaire à moins qu’il ne détienne en même temps un pouvoir commercial sur le travail. Ainsi, supposez qu’une personne reçoive un grand domaine de terre fertile, orné de riches massifs d’or sur son gravier ; un innombrable cheptel dans ses pâturages ; des maisons, et des jardins et des entrepôts remplis d’utiles provisions : mais supposez, après tout, qu’il ne puisse pas obtenir de domestiques ? Pour qu’il puisse avoir des domestiques, il faut que quelqu’un dans son voisinage soit pauvre, et ait besoin de son or - ou de son blé. Imaginons que personne n’ait besoin ni de l’un ni de l’autre, et qu’aucun domestique ne puisse se trouver. Il lui faut donc cuire son propre pain, confectionner ses propres habits, labourer sa propre terre et faire paître ses propres troupeaux. Son or lui sera aussi utile que n’importe quel autre galet jaune sur son domaine. Ses entrepôts pourriront car il ne peut les consommer. Il ne saurait manger davantage qu’un autre homme, ni porter plus d’habits qu’un autre. Il doit mener une existence de dur et vil labeur pour s’assurer ne serait-ce que le bien-être élémentaire ; il sera finalement incapable de garder ses maisons en bon état ou ses champs cultivés ; et forcé de se satisfaire de la portion de masure et de jardin du pauvre, au milieu d’une terre gaste de jachère, piétinées par des troupeaux sauvages, encombré par la ruine de palais qu’il consentira à peine à appeler “siens” en se moquant.

30 - Le plus cupide des humains accepterait avec peu d’empressement, je le suppose, une telle richesse à ces conditions. Ce qu’on désire vraiment, sous le nom de richesse, c’est essentiellement le pouvoir sur les hommes ; au sens le plus simple, le pouvoir d’obtenir à son profit le travail du domestique, du commerçant et de l’artiste ; au sens plus large, l’autorité sur de vastes masses de la nation à diverses fins (bonnes, triviales ou nuisibles, selon l’esprit de la personne riche). Et ce pouvoir de la richesse est bien sûr directement proportionnel à la pauvreté de ceux sur lesquels il s’exerce, et inversement proportionnel au nombre de gens qui sont aussi riches que nous-mêmes, et prêts à donner la même somme pour un article dont la fourniture est limitée. Si le musicien est pauvre, il acceptera de chanter pour un petit cachet, tant qu’il y a une seule personne qui peut le payer ; mais s’il y en a deux ou trois, il chantera pour celle qui lui propose le plus. Ainsi, le pouvoir de la richesse du mécène (toujours imparfait et douteux, comme nous le verrons plus loin, même à son plus autoritaire) repose-t-il d’abord sur la pauvreté de l’artiste, puis sur la limitation du nombre de personnes également riches qui veulent aussi assister au concert. De sorte que, comme on l’a affirmé plus haut, l’art de devenir “riche”, au sens ordinaire, n’est pas absolument ni catégoriquement celui d’accumuler beaucoup d’argent pour nous-mêmes, mais aussi d’œuvrer pour que notre prochain en ait moins. En termes précis, c’est “l’art d’établir le maximum d’inégalité en notre faveur.”

31 - Or de l’établissement d’une telle inégalité, on ne peut démontrer dans l’abstrait qu’elle est avantageuse ou désavantageuse au corps de la nation. La supposition hardie et absurde que de telles inégalités sont forcément avantageuses est à la racine de la plupart des sophismes répandus au sujet de l’économie politique. Car la loi éternelle et irréfutable à ce sujet est que le profit de l’inégalité dépend d’abord des moyens qui l’ont mise en œuvre ; et deuxièmement des buts auxquels on la destine. Les inégalités de richesse, injustement créées, ont assurément nui à la nation où elles existent au moment de leur création ; et, si elles sont injustement orientées, elles lui nuiront encore davantage pendant leur existence. Mais les inégalités de richesse justement créées profitent à la nation au cours de leur établissement ; pourvu qu’elles soient noblement utilisées, elles l’aident encore plus par leur existence. En d’autres termes, chez tous les peuples actifs et bien gouvernés, la force variée des individus, éprouvée par un effort constant et précisément appliquée aux divers besoins, produit des résultats inégaux mais harmonieux, et reçoit récompense ou autorité en fonction de sa classe et de son service [1] ; alors que dans la nation inactive ou mal gouvernée, les degrés de décadence et les victoires de la trahison fabriquent eux aussi leur propre système brutal de soumission et de succès ; et substituent, aux inégalités harmonieuses d’un pouvoir concertant, les dominations et les dépressions iniques de la culpabilité et de l’infortune.

32 - Ainsi, la circulation de la richesse dans une nation ressemble-t-elle à celle du sang dans le corps humain. Il existe une stimulation du pouls résultant de l’émotion de l’enthousiasme ou du sain exercice ; il en existe une autre résultant de la honte ou de la fièvre. Il existe une rougeur du corps qui vient de la chaleur et de la vie ; et une autre qui débouchera sur la putréfaction.

L’analogie reste valide jusque dans les détails les plus infimes. Car, de même qu’une détérioration locale du sang implique une dépression de l’état général du système, on constatera que toute action locale néfaste de la richesse impliquera un affaiblissement des ressources du corps politique.

La façon dont celui-ci apparaît se comprendra d’emblée si l’on se penche sur un ou deux exemples de fabrication de richesse dans la situation la plus simple possible.

33 - Imaginons que deux marins soient abandonnés sur un rivage inhabité et obligés de se sustenter durant plusieurs années à la force de leurs bras.

S’ils restaient tous deux en bonne santé et travaillaient régulièrement en bonne intelligence, ils pourraient se construire un logis convenable et, avec le temps, en venir à posséder une certaine quantité de terres cultivées, avec divers entrepôts réservés à un usage ultérieur. Tout cela serait de vraies richesses ou propriétés ; et à supposer qu’ils aient travaillé aussi dur l’un que l’autre, ils auraient un droit égal à leur partage ou à leur usage. Leur économie politique ne consisterait qu’à conserver soigneusement et diviser justement ces biens. Peut-être, toutefois, l’un ou l’autre pourrait-il se lasser au bout d’un certain temps des résultats de leur agriculture commune ; ils pourraient en conséquence convenir de diviser la terre qu’ils bêchent en parts égales, afin que chacun travaille désormais dans son propre champ et s’en sustente. Imaginons qu’une fois cet arrangement décidé, l’un d’eux tombe malade et soit incapable de travailler sur sa terre à un moment critique - disons celui des semailles ou de la moisson.

Il demanderait naturellement à l’autre de semer ou de récolter pour lui.

Son compagnon pourrait alors lui déclarer, très justement : “je consens à faire ce travail supplémentaire pour toi ; mais dans ce cas, tu dois me promettre d’en faire autant pour moi une autre fois. Je compterai combien d’heures je passe sur ta terre et tu me donneras une promesse écrite de travailler pour le même nombre d’heures sur la mienne, à chaque fois que j’aurai besoin de ton aide et que tu pourras me la donner.”

34 - Imaginons que la maladie de l’homme alité perdure, et que dans diverses circonstances, durant plusieurs années, il ait besoin de l’aide de son compagnon et lui remette à chaque fois un billet écrit s’engageant à travailler sous ses ordres dès qu’il en sera capable, pour autant d’heures que son camarade lui a consacrées. Quelles seront les positions des deux hommes quand l’invalide pourra reprendre le travail ?

Considérés comme une polis [2] ou État, ils seront plus pauvres qu’ils ne l’auraient été autrement : appauvris par l’absence de ce que le travail du malade aurait produit dans l’intervalle. Son ami aura peut-être œuvré avec une énergie décuplée par le surcroît de besoin, mais à la fin sa propre terre et son bien auront forcément souffert de perdre une si grande part de son temps et de ses pensées : et la somme des biens des deux hommes sera sans doute moindre que ce qu’elle aurait été s’ils étaient tous deux restés en bonne santé et actifs.

Mais leurs rapports mutuels sont également très altérés. Le malade a non seulement promis son travail pour quelques années, mais il aura sans doute épuisé sa part des réserves accumulées et dépendra par conséquent durant un certain temps de l’autre pour sa subsistance, qu’il ne pourra “payer” ou rembourser qu’en s’engageant à fournir encore davantage de travail.

Imaginons que les promesses écrites soient jugées entièrement valides (dans les pays civilisés, cette validité est garantie par des mesures légales [3] ) celui ayant jusqu’ici travaillé pour deux pourrait à présent s’il le veut se reposer totalement et passer son temps dans l’oisiveté, non seulement en obligeant son compagnon à s’acquitter de tous les engagements qu’il a déjà pris, mais en lui extorquant arbitrairement d’autres engagements de travail supplémentaire contre la nourriture qu’il doit lui avancer.

35 - Il se pourrait que, du début à la fin, il n’y ait pas la moindre illégalité (au sens ordinaire du mot) dans ce dispositif ; mais qu’un étranger débarque sur le rivage en notre époque progressiste d’économie politique, il trouverait un homme riche commercialement et l’autre pauvre commercialement. Il verrait, non sans un vif étonnement, peut-être, que l’un passe son temps dans l’oisiveté et que l’autre travaille péniblement pour deux, en vivant chichement, dans l’espoir de recouvrer son indépendance à quelque lointaine période.

Il s’agit, bien sûr, d’un exemple parmi bien d’autres grâce auxquels l’inégalité de possessions peut s’instaurer entre différentes personnes, en donnant naissance aux formes mercantiles de la richesse et de la pauvreté. Dans l’exemple qui nous occupe, l’un des hommes pourrait dès le départ avoir choisi délibérément d’être oisif et de gager sa vie contre un confort immédiat ; ou il pourrait avoir mal géré sa terre et avoir été obligé de solliciter son voisin pour l’aider et le sustenter, en s’engageant à lui fournir son travail futur en échange. Mais ce que le lecteur doit noter particulièrement, c’est ce fait, habituel dans un grand nombre de cas de ce genre : l’instauration de la richesse mercantile, qui consiste en un droit sur le labeur d’autrui, implique une réduction politique de la richesse réelle consistant en possessions concrètes.

36 - Prenons un autre exemple, plus cohérent avec le cours ordinaire des affaires commerciales. Imaginons que trois hommes, et non deux, formaient la petite république isolée et se soient vus obligés de se séparer, afin de cultiver des parcelles différentes à quelque distance les unes des autres sur le rivage ; chaque domaine fournit un type précis de produit, et chacun a plus ou moins besoin de ceux cultivés sur l’autre. Imaginons que le troisième homme, afin de leur faire gagner du temps à tous trois, se consacre seulement à superviser le transport des marchandises d’une ferme à l’autre ; à condition de recevoir une part suffisamment rémunératrice de chaque transport, ou de quelque autre fourniture reçue en échange.

Si ce transporteur ou courrier apporte toujours à chaque domaine, depuis l’autre, ce qui lui est le plus nécessaire au bon moment, les activités des deux agriculteurs prospèreront et la petite communauté connaîtra le résultat le plus important possible en produits ou en richesse. Mais imaginons qu’aucun rapport ne soit possible entre les cultivateurs sinon par l’intermédiaire ; et qu’au bout d’un moment celui-ci, informé du devenir de chaque agriculture, garde par devers lui les articles qui lui ont été confiés jusqu’à ce qu’on en ait un besoin criant, d’un côté ou de l’autre, et qu’il exige alors en échange tout ce dont le fermier en difficulté peut se passer par ailleurs : on comprend aisément qu’en guettant intelligemment les occasions, il pourrait s’emparer licitement de la plus grande partie du superflu des deux propriétés et qu’enfin, lors d’une année de très grande épreuve ou pénurie, il pourrait acquérir les deux domaines en ne gardant dès lors les anciens propriétaires que comme ses fermiers ou ses domestiques.

37 - Il s’agirait en l’occurrence d’un cas de richesse commerciale acquise conformément aux plus stricts principes de l’économie politique moderne. Mais plus visiblement encore que dans l’exemple précédent, il y est patent que la richesse de l’État, ou celle des trois hommes considérés comme une société, est moindre au total qu’elle ne l’aurait été si le marchand s’était contenté d’un plus juste profit. Les activités des deux agriculteurs ont été contraintes au maximum ; en outre, les restrictions permanentes des fournitures qui leur étaient nécessaires aux instants critiques, ainsi que la perte de courage résultant de la prolongation d’une lutte pour la simple survie, sans aucun sentiment de gain durable, ne peuvent qu’avoir sérieusement entamé les résultats effectifs de leur labeur ; et les réserves finalement accumulées dans les mains du marchand ne seront en aucune façon équivalente, en valeur, à celles qui auraient rempli tout à la fois les greniers des fermiers et les siens, si ses transactions avaient été honnêtes.

En conséquence, toute la question, non seulement du surplus mais même de la quantité de richesse nationale se résume finalement à une question de justice abstraite. Il est impossible de déduire de toute masse donnée de richesse acquise, du simple fait de son existence, si elle entraîne du bien ou du mal pour la nation au milieu de laquelle elle existe. Sa vraie valeur dépend du signe moral qui s’y attache, aussi implacablement que celle d’une quantité mathématique dépend du signe algébrique qui s’y attache. Toute accumulation donnée de richesse commerciale peut indiquer, d’une part, des industries loyales, des énergies en progrès, des intelligences productrices ; ou, de l’autre, elle peut indiquer un luxe mortifère, une tyrannie impitoyable, une chicane ruineuse. Certains trésors sont lourds des larmes humaines, comme une moisson mal engrangée d’une pluie intempestive ; il est des ors plus brillants au soleil que par leur substance propre.

38 - Et il ne s’agit pas seulement, notez-le, d’attributs moraux ou sentimentaux de la richesse que celui qui la recherche peut se permettre de mépriser, s’il en décide ainsi ; ce sont, littérallement et irréfutablement, les attributs matériels de la richesse, qui déprécient ou rehaussent, de manière incalculable, la valeur monétaire de la somme en question. Telle masse d’argent est le résultat de l’action qui a créé - telle autre de l’action qui a annihilé - dix fois plus pour la réunir ; telles et telles solides mains ont été paralysées, comme si elles avaient été engourdies par la belladone ; le courage de tant d’hommes forts a été brisé, tant d’opérations productrices empêchées ; des instructions contraires et fallacieuses données au travail, et des images mensongères de prospérité dressées, sur les plaines de Dura transformées en fourneaux sept fois chauffés. Ce qui ressemble à de la richesse peut n’être en vérité que l’indice doré d’une ruine générale ; la poignée de pièces d’un naufrageur ramassées sur la plage où il a attiré un galion ; le ballot d’oripeaux arrachés aux poitrines de beaux soldats morts par le maraudeur de l’armée ; les pièces ayant permis d’acheter les champs de potiers où seront enterrés aussi bien le citoyen que l’étranger. [4]

Et par conséquent, l’idée que des instructions puissent être données pour l’acquisition de richesse, sans se préoccuper de sa source morale, ou qu’on puisse édicter la moindre loi générale et technique d’achat et de profit dans l’intérêt national, c’est peut-être là l’idée la plus insolemment futile de toutes celles ayant séduit les hommes par leurs vices. Pour autant que je sache, on ne trouve rien dans l’histoire d’aussi inique pour l’intellect humain que l’idée moderne selon laquelle le slogan commercial “Achète au plus bas prix et vends au plus cher” représente, ou pourrait représenter dans n’importe quelle circonstance, un principe acceptable d’économie nationale. Acheter au plus bas prix ? - oui ; mais d’où provient ce bas prix ? Le charbon de bois pourra être bon marché parmi les poutres de votre toit après son incendie, comme les briques dans vos rues après un tremblement de terre ; mais l’incendie et le tremblement de terre pourraient n’être pas des bienfaits nationaux. Vendre au plus cher ? - oui sans doute ; mais d’où vient cette cherté ? Vous avez bien vendu votre pain aujourd’hui : était-ce à un mourant qui vous remit sa dernière pièce et n’aura plus jamais besoin de pain ; ou à un riche qui achètera demain votre ferme par-dessus votre tête ; ou encore à un soldat qui s’apprête à piller la banque où vous avez placé votre fortune ?

Vous n’en pouvez rien savoir. Vous ne pouvez savoir qu’une chose : votre comportement est-il juste et fiable, la seule chose que vous ayez besoin de savoir pour l’adopter ? ; ainsi assuré d’avoir joué votre rôle pour faire finalement éclore dans le monde un état de choses qui ne débouchera ni sur le pillage ni sur la mort. Ainsi chaque question relative à ce sujet aboutit-elle à la grande question de la justice que j’aborderai dans l’essai suivant, après avoir déblayé le terrain jusqu’ici, à l’exception de ces trois points ultimes.

39 - Il a été démontré que la principale valeur et vertu de l’argent consiste dans son pouvoir sur les êtres humains ; sans ce pouvoir, les grandes possessions matérielles sont inutiles et, pour quiconque possède un tel pouvoir, relativement superflues. Mais le pouvoir sur les êtres humains peut s’obtenir par d’autres moyens que par l’argent. Comme je l’ai dit quelques pages plus haut, le pouvoir de l’argent est toujours imparfait et douteux ; il y a bien des choses qu’il ne peut procurer, d’autres qu’il ne peut conserver. Bien des joies peuvent être données aux hommes que l’or ne peut acheter et les hommes montrent bien des fidélités que l’or ne saurait récompenser.

Ce sont là banalités - pensera le lecteur. Oui, mais il n’est pas si banal - j’aimerais que cela fût - qu’il y ait dans ce pouvoir moral, quelque opaque et incommensurable qu’il soit, une valeur monétaire tout aussi réelle que celle représentée par des monnaies d’échange plus sonnantes. La main d’un homme peut être emplie d’or invisible, et son refus ou son étreinte fera plus que celle d’un autre dont pleuvent les lingots. Cet or invisible, en outre, ne se tarit pas forcément par la dépense. Les économistes politiques seraient bien inspirés, quelque jour, d’y faire attention, bien qu’ils ne puissent le mesurer.

Mais davantage. Puisque l’essence de la richesse consiste dans son autorité sur les hommes, si la richesse apparente ou nominale échoue dans ce pouvoir, elle échoue par essence ; en fait, elle cesse d’être de la richesse. Il ne semble pas, ces derniers temps en Angleterre, que notre autorité sur les hommes soit absolue. Les domestiques ont tendance à se ruer avec bruit à l’étage, comme persuadés que leur gages ne sont pas payés régulièrement. Nous augurerions mal des biens de tout gentleman dont le salon accueillerait de telles manifestations tous les deux jours.

De même, le pouvoir de notre richesse paraît limitée s’agissant du confort des domestiques, non moins que de leur quiétude. Ceux qui se trouvent à la cuisine semblent mal-vêtus, sales, à demi-affamés. On ne peut s’empêcher de songer que la richesse de la maison doit être d’un caractère très théorique et métaphorique.

40 - Enfin. Puisque l’essence de la richesse tient dans le pouvoir sur les hommes, ne s’ensuivra-t-il pas que plus nobles et nombreux sont ceux sur lesquels ce pouvoir s’exerce, plus grande elle sera ? Peut-être pourrait-il apparaître, après réflexion, que ce sont les êtres eux-mêmes qui sont la richesse - que ces pièces d’or avec lesquelles nous avons l’habitude de les guider ne sont, en fait, rien de plus qu’une sorte de harnais ou d’ornement byzantin, très beau et scintillant par son aspect barbare, avec quoi nous bridons les créatures ; mais que si ces mêmes créatures vivantes pouvaient être guidées sans le tracas et le tintement des besants dans leurs bouches et leurs oreilles, elles pourraient s’avérer plus précieuses que leurs mors. En réalité, on pourrait découvrir que les vraies veines de la richesse sont pourpres - et pas dans la roche, mais dans la chair - peut-être même que le résultat ultime et la consommation de toute richesse consiste à produire autant d’êtres humains que possible à la respiration profonde, aux yeux vifs et aux cœurs joyeux. Notre richesse moderne, me semble-t-il, tend plutôt vers l’autre direction ; - la plupart des économistes politiques paraissent considérer qu’abondance de créatures humaines ne mène pas à la richesse, ou seulement si celles-ci conservent l’œil terne et la poitrine chétive.

41 - Toutefois, je le répète, une grave question reste pendante, que j’abandonne à l’examen du lecteur, savoir si, parmi les fabriques nationales, celle d’Âmes de bonne qualité ne pourrait s’avérer à la fin éminemment précieuse et lucrative ? Mieux, dans quelque futur éloigné et encore inconcevable, je puis même imaginer que l’Angleterre pourrait renvoyer toute pensée de richesse captatrice aux nations barbares chez lesquelles elle naquit ; et que, si les sables de l’Indus et le diamant de Golconde raidissent encore les carapaçons du destrier, en étincelant sur le turban de l’esclave, l’Angleterre, en mère chrétienne, pourra enfin égaler les vertus et les trésors d’une mère païenne, capable qu’elle sera de présenter ses Fils en disant,

“Ce sont là MES joyaux.” [5]

Notes

[1On m’a naturellement demandé à plusieurs reprises, s’agissant de la phrase figurant dans le premier de ces essais, “les mauvais ouvriers sans emploi”, “mais qu’allez-vous faire de vos mauvais ouvriers sans emploi ?” Eh bien, il me semble que la question aurait pu vous effleurer plus tôt. La place de votre femme de chambre est libre - vous lui donnez vingt livres l’an - deux jeunes filles se présentent, l’une bien vêtue, l’autre négligée : l’une avec de bonnes recommandations, l’autre sans aucune. Dans ces circonstances, vous ne demandez pas, d’ordinaire, à la négligée si elle acceptera la place contre quinze livres ou douze ; et si elle consent, vous ne la préférez pas à celle qui est bien recommandée. Encore moins tentez-vous de leur en faire rabattre en les mettant en concurrence, jusqu’à ce que vous puissiez les engager toutes deux, l’une à douze et l’autre à huit livres. Vous prenez simplement celle qui correspond le mieux au poste et renvoyez l’autre, sans vous préoccuper peut-être autant que vous le devriez de la question que vous venez de me poser impatiemment : “Que va-t-elle devenir ?” Car tout ce que je vous conseille de faire, c’est de traiter les ouvriers comme les domestiques ; assurément, la question est de poids : “Votre mauvais ouvrier, paresseux et malhonnête - qu’allez-vous en faire ?”
Nous allons nous pencher là-dessus dans un moment : rappelez-vous que l’administration d’un système complet de commerce et d’industrie nationale ne saurait s’expliquer de façon exhaustive en l’espace de douze pages. En attendant, demandez-vous si, dans la mesure où il y a d’évidence quelque difficulté à traiter avec les malhonnêtes et les paresseux, il ne serait pas conseillé d’en créer le moins possible. Si l’on examine l’histoire des gens malhonnêtes, on se rend compte qu’ils sont des articles tout autant fabriqués que les autres et que c’est précisément parce que notre système actuel d’économie politique en encourage à ce point la fabrication qu’on peut mesurer sa fausseté. Nous ferions mieux de rechercher un système qui favorise les gens honnêtes plutôt que celui qui règlera habilement le cas des vagabonds. Réformons nos écoles et nous verrons qu’il sera peu nécessaire de réformer nos prisons. (NdA)

[2“cité-État” en Grèce ancienne (NdT).

[3Les querelles existant sur la véritable nature de l’argent résultent davantage de ce que les parties en litige examinent sa fonction de différents points de vue plutôt que d’une vraie divergence d’opinions. Tout argent, s’il est bien nommé, est une reconnaissance de dette ; mais en ce sens, on peut soit considérer qu’il représente le travail et la propriété du créancier ou l’oisiveté et l’indigence du débiteur. La complexité de la question s’est beaucoup accrue par suite de l’emploi (jusqu’ici nécessaire) des denrées commercialisables comme l’or, l’argent, le sel, les cauris etc, pour conférer une valeur ou une garantie intrinsèque à la monnaie d’échange ; mais la définition la plus définitive et la meilleure de l’argent, c’est qu’il est une promesse documentée, ratifiée et garantie par la nation pour fournir ou trouver une certaine quantité de travail sur demande. Le travail journalier d’un homme est un meilleur critère de valeur que la mesure de tout produit car aucun produit ne conserve jamais un taux régulier de production.(NdA).

[4Allusion aux trente pièces d’argent de la trahison de Judas qui permirent d’acheter le champ du potier, destiné à l’inhumation des étrangers. (Mat. XVII, v. 3-7) (NdT).

[5Paroles, rapportées par Valère-Maxime (IV, 4), d’une matrone romaine, la mère des Gracques, présentant ses enfants à une invitée croulant sous les pierreries : “haec sunt ornamenta mea” (NdT).


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