Guillaume Villeneuve, traducteur
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La mort de Stevenson

vendredi 11 mai 2012, par Guillaume Villeneuve


Stevenson n’avait jamais paru en meilleure santé que durant les mois précédant sa mort ; flottait autour de lui une étrange sérénité difficile à décrire, car en citant ses propos d’alors je pourrais facilement faire croire à une dépression et une désillusion qui sembleraient contradictoires. Je pense qu’il devait nourrir quelque pressentiment de sa fin ; du moins parlait-il souvent de son passé comme s’il le passait en revue, et avec un curieux détachement comme s’il ne le concernait plus.

- Je suis le dernier des trois Robbies [1] d’Écosse, déclara-t-il un jour. Robbie Burns, Robbie Fergusson et Robbie Stevenson - et comme la vie les a tous durement traités, les pauvres diables ! Si jamais je rentre au pays, j’élèverai une stèle à ce pauvre Fergusson sur sa tombe oubliée.

Puis il répéta ses propos avec un fort accent écossais, comme si leur cadence lui plaisait.

- Les trois Robbies d’Écosse !

Un autre jour, il me dit :

- Je ne suis pas doté du moindre talent extraordinaire, Lloyd ; j’ai commencé avec des aptitudes très modérées ; mon succès a résulté d’une industrie vraiment remarquable - du développement de ce que je portais en moi jusqu’à l’extrême limite. Quand on commence à aiguiser une faculté, qu’on l’aiguise encore et encore avec une infatigable persévérance, on peut faire des miracles. Tout le monde le sait ; c’est un lieu commun, et pourtant il est si rare de trouver quelqu’un qui s’y livre - je veux dire jusqu’au bout comme je l’ai fait. Mon génie, si j’en avais un, fut de travailler !

Une autre de ses observations me revient : “Tout écrivain ayant un peu de valeur est sans cesse en train de mourir et de renaître. Je lisais “Virginibus” l’autre jour, qui m’a paru extraordinairement bon, mais dans une veine que je ne pourrais pas davantage explorer aujourd’hui que je ne pourrais m’envoler. Mon œuvre est plus profonde qu’elle l’était ; je peux toucher des émotions dont je connaissais à peine l’existence alors ; mais le Stevenson qui écrivit “Virginibus” est mort et enterré, et ce depuis bien des années.”

Une autre encore : “Les Français font un si mauvais usage de leur liberté ! Ils ne voient rien qui mérite d’être décrit sinon l’éternel triangle ; alors que nous autres, qui sommes comme des chiens muselés, mais qui avons un point de vue infiniment plus large, nous sommes condamnés à éviter la moitié de la vie qui défile sous nos yeux. Quels livres aurait écrits Dickens s’il l’avait pu ! Imaginez un Thackeray aussi affranchi que Flaubert ou Balzac ! Quels livres aurais-je écrits moi-même ! Mais on nous donne une petite caisse de jouets et l’on nous dit : ‘tu n’as pas le droit de jouer avec autre chose que ça.’ “

Une autre : “L’arme de la bourgeoisie est d’affamer. Si un auteur ou un artiste va à l’encontre de ses notions étroites, elle lui retire tout simplement, très tranquillement, ses moyens de subsistance. Il m’arrive de me demander combien de gens de talent sont exécutés ainsi chaque année.”

Une autre : “Nous ne vivons pas pour le nécessaire de la vie ; en réalité, personne n’en a rien à faire ; ce pour quoi nous vivons c’est pour son superflu.”

Celle-ci enfin : “Le plus triste objet de la civilisation et à mon sens l’aveu le plus manifeste de son échec, nous est fourni par l’homme qui peut travailler, qui veut travailler et auquel on ne permet pas de travailler.”

À plusieurs reprises, il avait fait référence à son vœu d’être enterré sur la cime du Mont Vaea. Bien qu’il fût sur nos terres et toujours bien en vue, Stevenson était le seul d’entre nous qui eût escaladé ses pentes vertigineuses. Mais malgré sa requête, je ne pus jamais me résoudre à me frayer un chemin jusqu’au sommet. Je savais que ce serait terriblement difficile, mais ce n’était pas ma seule objection. Je me dérobais, comme on l’imagine, devant le lien qu’une telle entreprise avait avec sa mort. Qu’était-ce d’autre que le chemin de sa tombe ? Et travailler à cela m’était indiciblement odieux. Aussi réussis-je toujours à esquiver son désir, malgré sa frustration.

En fin d’après-midi, tandis que certains d’entre nous jouaient au tennis devant la maison, il arpentait la véranda et je commençai à remarquer qu’il s’arrêtait très souvent pour fixer le sommet. Celui-ci était particulièrement beau à la brune, surmonté de l’étoile du soir qui brillait et c’est en ces moments qu’il s’arrêtait le plus longtemps, dans une méditation qui me troublait. Je m’efforçais toujours d’interrompre ces rêveries ; je le hélais ; lui demandais le score ; abandonnais souvent la partie pour le rejoindre et le distraire. C’est une chose étrange que ses maladies précédentes, qui auraient si facilement pu conduire à sa mort, m’avaient inspiré moins d’angoisse que son expression quand il levait la tête vers le Vaea. Je pense que c’était la compréhension qu’il n’avait plus l’intention de combattre ; que son esprit invincible s’effritait ; qu’il ne refusait pas de s’étendre à l’endroit qu’il avait choisi pour fermer les yeux à jamais.

Pourtant notre vie à tous n’avait jamais été plus agréable ; Samoa jouissait d’une de ses rares périodes de paix ; le bateau de guerre anglais Curaçoa mouillait depuis si longtemps en rade que ses officiers étaient devenus nos grands amis et nous rendaient sans cesse visite. Il y en avait environ seize, qui constituaient une addition charmante à notre société ; R L S était vraiment intime avec plusieurs d’entre eux. Il travaillait dur à “Hermiston, le juge pendeur,” était plus que satisfait de son avancement. Il était bien. Pourquoi fallait-il donc que son regard s’attarde si régulièrement sur la cime de Vaea, et toujours de cette manière méditative ?
Cela m’affectait profondément.

[...]

Je tentai alors de lui dire la vérité, mais avec peine, car je comprenais combien j’avais heurté son orgueil, de façon impardonnable, ce qui était le vrai fond du problème plus que la question de mon jugement. C’était un chef d’œuvre ; il n’avait jamais écrit quoi que ce fût de comparable au “Juge” auparavant ; cela promettait d’être le plus grand roman de langue anglaise.

Nous étions dans l’obscurité. Je ne pouvais voir son visage. Mais je pense qu’il m’écouta avec stupéfaction. La réaction, quand elle vint, fut trop grande pour ses nerfs durement éprouvés ; les larmes jaillirent de ses yeux et les miennes coulèrent aussi à flots. Je ne l’avais jamais vu si ému ; je n’avais jamais été si ému moi-même ; et dans cette obscurité totale nous étions pour une fois libres d’être nous-mêmes, sans honte. Nous restâmes ainsi, dans les bras l’un de l’autre, à parler longtemps dans la nuit. Même trente ans après, je n’oserais divulguer la moindre partie de ces confidences si sacrées ; les révélations de cette âme torturée ; les échecs de sa montée au Calvaire. Jusqu’alors je n’avais jamais imaginé le degré de ses souffrances quotidiennes ; les maux vils, misérables, qui le plongeaient et maintenaient dans un “tourment perpétuel.” Il parla du “déshonneur physique” ; de sa “dégradation” ; des moments où il avait aspiré à la mort. Pour moi son héroïsme prenait de nouvelles proportions et je me félicitai d’avoir refusé un poste important de manière à rester près de lui.

- Cela ne durera pas longtemps, dit-il.

Quand nous nous séparâmes, il m’enjoignit de lui rappeler cette conversation si nous devions avoir encore la moindre querelle ; mais si tel était le sens de ses propos, la tendresse de son accent est inexprimable - la voix adoucie, les yeux baignés de la clarté des étoiles, l’étreinte de sa main qui s’attardait. Cette nuit du “Juge” constitue le plus émouvant de tous mes souvenirs.

Le Curaçoa, chargé de tous ces bons amis, appareilla en novembre ; et le temps, comme s’il les pleurait, se mit à la pluie, des déluges. La saison des pluies, ainsi qu’on l’appelle, commence en novembre et s’accompagne de chaleur, de moiteur, d’un caractère oppressant, d’une léthargie et d’un affaiblissement qui rendent redoutable cette période de l’année. Mais nous eûmes la chance d’avoir un agréable interlude le 13 - jour anniversaire de R L S - pour lequel il donna une grande fête samoanne qui vit débarquer plus de cent personnes, y compris les suivants et les parasites, élément inévitable de semblable divertissement. Puis la pluie ruissela derechef et sans arrêt jusqu’au début décembre, où il y eut un autre épisode ensoleillé.

[...]

Un portrait de Robert Louis Stevenson par son beau-fils Lloyd Osborne, New York, 1923, recueilli in R. L. Stevenson, Le Prisonnier d’Édimbourg, Paris 2012.

Notes

[1Diminutif écossais de Robert (NdT).


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