Guillaume Villeneuve, traducteur
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Éloge de Patrick Reade

lundi 21 mars 2011, par Guillaume Villeneuve


Patrick Leigh Fermor était un homme aux multiples dimensions, nous écrit Patrick Reade. Sa curiosité des peuples et des cultures était insatiable ; quand il rencontrait des groupes éloignés, qu’il s’agisse de Saxons de Transylvanie, de Valaques en Grèce du Nord ou de Tsiganes en Hongrie, il ne se contentait pas d’apprendre leur langue et leur chant, mais il s’en souvenait pour la vie. À sa dernière fête d’anniversaire à Londres, William Blacker cita deux vers d’une ballade roumaine au milieu du discours qui lui était dédié ; à l’âge de 96 ans, Paddy entonna aussitôt tout le poème. Il n’y avait pas de fête de ni de réunion qu’il ne pût égayer par une éblouissante exécution et des réminiscences en une demi-douzaine de langues européennes.

Pour moi, cela impliqua toujours un repas : la conversation débouchait sur une extraordinaire effusion de citations, de poésie ou de prose. Un jour, il chanta pour nous divertir “Do you ken John Peel” [1] en italien, en prenant le thé à Dumbarton. Les vers étaient bien plus nombreux que je l’avais imaginé. Et bien longtemps auparavant, Peter Quennel m’avait raconté comment Paddy avait tiré de sa mémoire tout un paysage de chansons populaires crétoises lors d’une traversée pédestre des Abruzzes. En Grèce, son aptitude à répondre à brûle-pourpoint aux couplets rimés de la table voisine était notoire - cette coutume est celle des mandinathès où chaque tablée doit inventer des bouts-rimés rivalisant d’esprit et de contenu.

Son goût pour les langues ne l’abandonna jamais et il continua de s’intéresser à l’étymologie, à la linguistique et à la sémantique jusqu’au bout ; ainsi corrigea-t-il un jour mes propres erreurs étymologiques, en terminologie médicale, du latin au grec, avant de réciter en grec ancien la chute de Troie aux mains des Grecs, dans l’Iliade. Il aimait rire, aussi, et je le revois parodier un poème de John Betjeman dans le Clos du Doyen de Canterbury, dans le jardin-même où s’enfuirent les assassins de Thomas Beckett. On venait de lui remettre un doctorat honoris causa de l’Université du Kent dans la cathédrale et nous prenions le thé avec Jock Murray, son éditeur.

C’était l’être le plus généreux, du point de vue spirituel et matériel - ce sont des milliers de gens qu’il a dû recevoir chez lui, dans le Magne, en Grèce méridionale, pendant toutes ces années, dont une avalanche de noms sortis du Dictionnaire biographique anglais : universitaires, politiques et une myriade d’auteurs, de journalistes et d’érudits, tous s’assirent à sa table. Sa femme Joan et lui étaient aussi extrêmement généreux avec qui était dans le besoin : ils donnaient à mains pleines.

Jusqu’à l’année dernière, il nagea chaque jour en contrebas de sa maison : il avait traversé l’Hellespont à la nage à 70 ans - exploit inouï où il sut éviter les grands paquebots de la Mer Noire et affronter le courant au-dessus des sous-marins russes.

Le 1er juin de cette année 2011, dix jours avant de mourir, il donna un déjeuner dans la loggia fraîche, aux arches de pierre, de sa maison de Messénie, où nous évoquâmes nos poèmes préférés du XVIe siècle ; il récita par cœur tout le poème de Sir Thomas Wyatt : “Elles me fuient, celles qui jadis me cherchaient.” [2]

Beaucoup se souviendront de lui pour sa correspondance autant que pour ses livres - car à tous égards ce fut un épistolier exceptionnel qui, jusqu’à l’an dernier, répondait presque toujours ponctuellement à ses correspondants. Depuis ma première rencontre avec lui, en 1961 si ma mémoire est bonne, quand il me fourra 12 shillings en main, jusqu’à cinquante ans plus tard, quand il leva son verre aux amis absents lors d’un déjeuner le jour anniversaire de la mort de Joan, je puis dire que personne parmi mes connaissances n’a autant abondé en rires, en savoir, de langues et de vie que cet éminent génie par les mots et les actes. Son grand mémorial restera ses écrits et l’on est très impatient de voir paraître la dernière partie de sa trilogie sur la traversée de l’Europe - je l’ai vue et nous sommes nombreux qui attendons depuis des années ces réminiscences ouvragées restées si longtemps en gestation, à cause, disait Paddy en se moquant, de “l’escargot des Carpates.”

Paru dans l’Independent du mardi 14 juin 2011.

Notes

[1Célèbre ballade écossaise du XIXe siècle sur un personnage du XVIIIe siècle.

[2They flee from me that sometime did me seek.


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