Guillaume Villeneuve, traducteur
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Où l’on compare deux sens de l’honneur

Celui d’un capitaine négrier chrétien et celui d’un prince noir païen

jeudi 24 septembre 2009, par Guillaume Villeneuve


Oroonoko, dont le sens de l’honneur était tel qu’il n’avait jamais violé de sa vie une parole donnée, encore moins un engagement solennel, crut aussitôt ce que cet homme lui disait, mais répondit qu’il attendait, en signe de confirmation, qu’on lui ôte ces fers honteux. On transmit la demande au capitaine qui fit répondre que l’offense commise à l’encontre du prince avait été si considérable qu’il n’osait lui rendre la liberté tant qu’il était à bord, de peur que sa valeur naturelle et un esprit de vengeance qui l’exalterait encore ne l’incitent à commettre quelque attentat fatal à l’égard du capitaine et du roi son maître, auquel appartenait ce navire. À quoi Oroonoko répliqua qu’il engagerait son honneur à se comporter de manière tout à fait amicale et disciplinée et qu’il obéirait aux ordres du capitaine, puisqu’il était le seigneur du navire du roi et le général des hommes placés sous son commandement.

Cela fut rapporté au capitaine toujours souçonneux, qui ne pouvait se résoudre à croire la parole d’un païen, dit-il, un homme qui n’avait aucune idée ni notion du Dieu qu’il vénérait. Oroonoko de répondre alors qu’il était très peiné d’apprendre que le capitaine prétendît connaître et vénérer un dieu qui ne lui avait pas enseigné de meilleur principe que de ne pas accorder sa confiance tout en prétendant l’obtenir d’autrui ; mais on lui répliqua que la différence de leur foi suscitait cette méfiance : car le capitaine avait invoqué sa parole de chrétien et avait juré au nom d’un grand Dieu, serment dont la violation lui vaudrait des tourments éternels dans le monde à venir.

- Est-ce là toute l’obligation qu’il ait de respecter son serment ? riposta le prisonnier. Qu’il sache que je jure sur mon honneur, dont la violation ne me rendrait pas seulement méprisable et méprisé de tous les gens braves et honnêtes, m’occasionnant par là une douleur perpétuelle, mais elle causerait une offense et une maladie éternelle à toute l’humanité, blessant, trahissant, abusant et outrageant tous les hommes ; alors que les châtiments de l’au-delà ne sont endurés que par soi-même ; le monde présent n’a aucun moyen de savoir si ce dieu l’a vengé ou non, cela se passant si obscurément et après si longtemps ; alors que l’homme sans honneur endure à chaque instant le mépris et le dédain du monde plus honnête et se voit mourir ignominieusement chaque jour dans sa réputation, qui est plus précieuse que la vie. Je ne dis pas cela pour émouvoir, mais pour vous montrer comme vous faites erreur quand vous imaginez que qui consent à violer son honneur gardera le serment prêté à ses dieux.

Ayant dit, il se détourna avec un sourire méprisant et refusa de donner une réponse quand l’intermédiaire lui demanda quelle réponse il fallait rendre au capitaine ; il dut se retirer sans rien dire de plus.

Oroonoko, Paris 2009, pp.112-4


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