Guillaume Villeneuve, traducteur
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Aux lecteurs doués de raison ...

samedi 8 mai 2010, par Guillaume Villeneuve


Denys d’Alexandrie avait une grande réputation de piété et de savoir dans l’Église vers 240 ; il était très expérimenté dans la lutte contre les hérétiques pour les avoir beaucoup lus ; jusqu’au jour où certain prêtre lui fit scrupule d’oser s’aventurer dans ces volumes profanateurs. Le digne homme, désolé de scandaliser, versa dans un nouveau débat intime : que fallait-il penser ? Quand soudain, sa propre épître nous l’apprend, une vision divine le rassura ainsi : “Lis tous les livres qui te tomberont entre les mains car tu es tout à fait capable de bien juger comme d’examiner pareille matière." Il déféra d’autant plus volontiers à cette révélation, nous confesse-t-il, qu’elle corroborait celle de l’Apôtre aux Thessaloniciens : “Vérifiez tout : ce qui est bon, retenez-le.” Et il aurait pu ajouter une autre déclaration remarquable du même auteur : “aux purs, tout est pur,” non seulement les mets et les boissons, mais toute sorte de savoir qu’il soit bon ou mauvais ; le savoir ne peut profaner, et donc les livres non plus, si la volonté et la conscience ne sont pas souillés. Car les livres sont comme les mets et les victuailles ; certains d’une bonne, d’autres d’une mauvaise nature ; et pourtant, Dieu, dans cette vision attestée, déclara sans ambages : “Allons, Pierre, immole et mange,” en laissant le choix à la discrétion de chacun. Les mets sains diffèrent peu ou pas des mets malsains pour un estomac vicié ; de même les livres les meilleurs, pour un esprit pervers, peuvent parfaitement servir au mal. De mauvais mets n’apporteront guère de profit calorique même à la plus saine des digestions ; au contraire des mauvais livres qui, à bien des égards, permettent au lecteur subtil et perspicace de découvrir, réfuter, prévenir et illustrer. Quel meilleur témoin pourrais-je convoquer à ce sujet que l’un des vôtres actuellement siégeant au Parlement, M. Selden, le premier des érudits de ce pays, dont le volume de droit naturel et de droit des gens prouve, non seulement en convoquant de grandes autorités, mais par des raisons exquises et des théorèmes d’une rigueur quasi mathématique, que toutes les opinions, y compris les erreurs, connues, lues et recensées, sont d’un grand service et assistance pour atteindre rapidement la plus haute vérité ? J’ai donc idée que lorsque Dieu élargit le régime universel du corps humain, en conservant les règles de la tempérance, il nous laissa le choix, comme auparavant, du régime et de l’alimentation de notre esprit ; afin que chaque personne majeure puisse exercer son libre arbitre. Quelle grande vertu que la tempérance, et de quelle importance dans toute l’existence humaine ! Pourtant Dieu confie entièrement la maîtrise d’un tel dépôt, sans loi ni consigne particulières, à la discipline de tout homme adulte.

Areopagitica, Pour la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure, pp. 86-7


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