Guillaume Villeneuve, traducteur
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Le droit dans les colonies anglaises

L’émeute de 1865 à la Jamaïque

lundi 13 avril 2009, par Guillaume Villeneuve


Il m’échut à l’époque d’accomplir, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du Parlement, un autre devoir public, de la plus haute importance. Une émeute à la Jamaïque, d’abord provoquée par l’injustice, transformée par la rage et la panique en une rébellion préméditée, avait servi de prétexte ou d’excuse pour anéantir des centaines de vies innocentes à force de violence militaire ou de condamnations de ce qu’on appelait les cours martiales, et qui perdurèrent pendant des semaines, après la répression de la brève émeute ; à quoi s’ajoutèrent de nombreuses atrocités, des destructions de biens, des bastonnades de femmes aussi bien que d’hommes et un grand déploiement de la brutale folie qui prévaut en général sitôt qu’on laisse libre cours à l’épée et au feu [1]. Les auteurs de ces actes furent loués en Angleterre par ceux-là mêmes qui avaient si longtemps défendu l’esclavage des nègres ; et l’on put craindre d’abord que la nation britannique ne laisse passer sans un murmure des abus de pouvoir aussi révoltants que ceux qui, commis par les administrations de gouvernements étrangers, excitaient la réprobation la plus vigoureuse des Anglais. Assez vite, cependant, l’indignation jaillit ; une association volontaire se forma sous le nom de Comité pour la Jamaïque, de manière à mener les réflexions et les actions qui paraîtraient opportunes et les adhésions affluèrent de tous les coins du pays. Je me trouvais alors à l’étranger mais envoyai mon nom au comité dès que j’en entendis parler, et, sitôt revenu, pris une part active à ses entreprises. L’enjeu dépassait la seule justice pour les nègres, bien que cette considération fût impérative. La question était de savoir si les colonies britanniques, et finalement la Grande-Bretagne elle-même, devaient être régies par la loi ou par la licence militaire ; si les vies et les personnes des sujets britanniques sont à la merci du premier groupe de deux ou trois officiers venu, quelles que soient leur rudesse, leur inexpérience, leur folie ou leur brutalité, qu’un gouverneur terrorisé ou quelque autre fonctionnaire requerra abusivement pour former une cour martiale. De cela, seul un tribunal pouvait décider ; le comité résolut donc d’en appeler à la justice. Cette décision entraîna un changement de président car le président du moment, M. Charles Buxton, jugeait non pas injuste, certes, mais nuisible, de poursuivre le gouverneur Eyre et ses premiers adjoints devant une juridiction criminelle ; une nombreuse assemblée générale de l’association s’étant élevée là-contre, M. Buxton quitta le comité, tout en continuant à travailler pour la cause et je me retrouvai, à ma vive surprise, proposé et élu comme président. Mon devoir voulait donc, dès lors, que je représente le comité à la Chambre, parfois en interrogeant le gouvernement, parfois en répliquant à des questions plus ou moins provocantes que m’adressaient des députés ; mais surtout en prenant part à l’important débat dont M. Buxton fut à l’origine pendant la session de 1866 ; et le discours que je prononçai est probablement celui que je considère comme le meilleur de mes discours parlementaires. Pendant plus de deux ans, nous poursuivîmes le combat, en usant de tous les recours légaux qui nous étaient ouverts, jusqu’à la cour de justice criminelle. Une cour de magistrats nous débouta dans l’un des comtés les plus tories ; nous eûmes plus de succès devant les magistrats de Bow Street ; ce qui donna l’occasion au lord Chief Justice du barreau de la reine, sir Alexander Cockburn, de lancer sa fameuse attaque qui régla la question en faveur de la liberté, pour autant qu’il est au pouvoir d’un juge de le faire. Mais notre succès s’arrêta là car le grand jury de l’Old Bailey, en rejetant notre pourvoi, empêcha que le procès eût lieu. À l’évidence, inculper des fonctionnaires anglais devant une cour criminelle pour des abus de pouvoir commis sur des nègres et des mulâtres n’était pas une démarche populaire aux yeux des classes moyennes anglaises.

Autobiographie, Paris, 1993, pp. 239-41

Notes

[1L’émeute d’octobre 1865 fut réprimée rapidement et brutalement sur ordre du gouverneur, Edward John Eyre (1815-1901), dont le comportement et le châtiment constituaient le point de mire du Comité pour la Jamaïque que présidait John Stuart Mill. Un Comité pour la défense d’Eyre, formé pour contrer ces poursuites, s’acquit le concours de nombreux personnages publics, dont Thomas Carlyle, et les escarmouches des deux camps, exacerbant les sentiments, alimentèrent la polémique pendant plusieurs années. (Note de John Robson)


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