Guillaume Villeneuve, traducteur
Accueil > Extraits > XVIIe siècle > Jonathan Swift > Comment éventer les complots

Comment éventer les complots

Du "terrorisme" à l’ultra-gauche

dimanche 5 avril 2009, par Guillaume Villeneuve


Un autre professeur me montra un vaste projet d’instructions pour découvrir des complots et des conspirations contre le gouvernement. Il conseillait aux grands hommes d’État d’examiner le régime de toutes les personnes soupçonnées ; l’heure de leur repas ; sur quel côté elles dormaient ; avec quelle main elles s’essuyaient le postérieur ; de sonder attentivement leurs excréments, et déduire de la couleur, de l’odeur, du goût, de la consistance, de la dyspepsie ou perfection de ces étrons la nature de leurs pensées et de leurs desseins ; car les hommes ne sont jamais aussi sérieux, réfléchis et décidés que lorsqu’ils sont sur le pot ; il l’avait vérifié par de nombreuses expériences : en de telles circonstances, quand il réfléchissait par exemple à la meilleure manière de tuer le Roi, sa matière se teintait de vert mais était très différente quand il pensait seulement à lever une insurrection ou à brûler la capitale.

Tout ce traité était écrit avec précision, renfermant plusieurs observations tout à la fois curieuses et utiles aux politiciens, mais elles restaient selon moi encore incomplètes. Je me risquai à le dire à l’auteur et lui proposai d’y faire quelques ajouts s’il me le permettait. Il reçut ma proposition avec plus d’empressement qu’on en trouve d’habitude chez les auteurs, surtout ceux de l’espèce des Ingénieurs, et m’assura qu’il serait ravi de toute information supplémentaire.

Je lui dis que dans le royaume de Tribnia que ses indigènes appellent Langden et où j’avais longtemps séjourné, la masse du peuple ne se composait que d’enquêteurs, de témoins, d’informateurs, d’accusateurs, de procureurs, de délateurs, de jureurs ; accompagnés de leurs instruments annexes et subalternes ; tous placés sous les couleurs, la conduite et à la solde des ministres et de leurs séides. Les complots de ce royaume sont ordinairement l’œuvre des gens qui désirent se forger une image de grands politiques ; insuffler une nouvelle vigueur à une administration maniaque ; étouffer ou détourner le mécontentement populaire ; remplir leurs coffres de forfaitures ; hausser ou abaisser la réputation du crédit national conformément à leur intérêt privé. Ils conviennent et décident entre eux de l’identité de ceux qui seront accusés de complot parmi les soupçonnés ; on veille ensuite à se saisir de toutes leurs lettres et autres papiers avant de les enchaîner. On confie lesdits papiers à un groupe d’artistes très habiles à déceler le sens mystérieux des vocables, des syllabes et des lettres. Ainsi peuvent-ils décrypter chaise percée en conseil de sûreté ; troupeau d’oies en sénat ; chien boiteux en envahisseur ; peste en armée levée ; buse en ministre ; goutte en grand prêtre ; gibet en secrétaire d’État ; pot de chambre en comité de grands seigneurs ; tamis en courtisane ; balai en révolution ; piège à souris en emploi ; trou sans fond en Trésor ; cloaque en cour ; bonnet à grelots en favori ; roseau brisé en cour de justice ; tonneau vide en général ; maladie contagieuse en administration.

Les Voyages de Gulliver, Voyage à Laputa, Paris, 1997, pp. 263-4.


Mentions légales | Crédits