Guillaume Villeneuve, traducteur
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Du capitalisme, de la "grande" distribution et de la valeur travail

samedi 21 juin 2008, par Guillaume Villeneuve


Imaginons que deux marins soient abandonnés sur un rivage inhabité et obligés de se sustenter durant plusieurs années à la force de leurs bras.
S’ils restaient tous deux en bonne santé et travaillaient régulièrement en bonne intelligence, ils pourraient se construire un logis convenable et, avec le temps, en venir à posséder une certaine quantité de terres cultivées, avec divers entrepôts réservés à un usage ultérieur. Ce serait là de vraies richesses et de vrais biens ; et à supposer qu’ils aient travaillé aussi dur l’un que l’autre, ils auraient un droit égal à leur partage ou à leur usage. Leur économie politique ne consisterait qu’à conserver soigneusement et diviser justement ces biens. Peut-être, toutefois, l’un ou l’autre pourrait-il se lasser au bout d’un certain temps des résultats de leur agriculture commune ; ils pourraient en conséquence convenir de diviser la terre qu’ils bêchent en parts égales, afin que chacun travaille désormais dans son propre champ et s’en sustente. Imaginons qu’une fois cet arrangement décidé, l’un d’eux tombe malade et soit incapable de travailler sur sa terre à un moment critique - disons celui des semailles ou de la récolte.

Il demanderait naturellement à l’autre de semer ou de récolter pour lui.
Son compagnon pourrait alors lui déclarer, très justement : “je consens à faire ce travail supplémentaire pour toi ; mais dans ce cas, tu dois me promettre d’en faire autant pour moi une autre fois. Je compterai combien d’heures je passe sur ta terre et tu me donneras une promesse écrite de travailler pour le même nombre d’heures sur la mienne, à chaque fois que j’aurai besoin de ton aide et que tu pourras me la donner.”

Imaginons que la maladie de l’homme alité perdure, et que dans diverses circonstances, durant plusieurs années, il ait besoin de l’aide de son compagnon et lui remette à chaque fois un billet écrit s’engageant à travailler sous ses ordres dès qu’il en sera capable, pour autant d’heures que son camarade lui a consacrées. Quelles seront les positions des deux hommes quand l’invalide pourra reprendre le travail ?

Considérés comme une polis [1] ou État, ils seront plus pauvres qu’ils ne l’auraient été autrement : appauvris par l’absence de ce que le travail du malade aurait produit dans l’intervalle. Son ami aura peut-être œuvré avec une énergie décuplée par le surcroît de besoin, mais à la fin sa propre terre et son bien auront forcément souffert de perdre une si grande part de son temps et de ses pensées : et la somme des biens des deux hommes sera sans doute moindre que ce qu’elle aurait été s’ils étaient tous deux restés en bonne santé et actifs.

Mais leurs rapports mutuels sont également très altérés. Le malade a non seulement promis son travail pour quelques années, mais il aura sans doute épuisé sa part des réserves accumulées et dépendra par conséquent durant un certain temps de l’autre pour sa subsistance, qu’il ne pourra “payer” ou rembourser qu’en s’engageant à fournir encore davantage de travail.
Imaginons que les promesses écrites soient jugées entièrement valides (dans les pays civilisés, cette validité est garantie par des mesures légales [2] ) celui ayant jusqu’ici travaillé pour deux pourrait à présent s’il le veut se reposer totalement et passer son temps dans l’oisiveté, non seulement en obligeant son compagnon à s’acquitter de tous les engagements qu’il a déjà pris, mais en lui extorquant arbitrairement d’autres engagements de travail supplémentaire contre la nourriture qu’il doit lui avancer.

Il se pourrait que, du début à la fin, il n’y ait pas la moindre illégalité (au sens ordinaire du mot) dans ce dispositif ; mais qu’un étranger débarque sur le rivage en notre époque progressiste d’économie politique, il trouverait un homme riche commercialement et l’autre pauvre commercialement. Il verrait, non sans un vif étonnement, peut-être, que l’un passe son temps dans l’oisiveté et que l’autre travaille péniblement pour deux, en vivant chichement, dans l’espoir de recouvrer son indépendance à quelque lointaine période.

Il s’agit, bien sûr, d’un exemple parmi bien d’autres grâce auxquels l’inégalité de possessions peut s’instaurer entre différentes personnes, en donnant naissance aux formes mercantiles de la richesse et de la pauvreté. Dans l’exemple qui nous occupe, l’un des hommes pourrait dès le départ avoir choisi délibérément d’être oisif et de gager sa vie contre un confort immédiat ; ou il pourrait avoir mal géré sa terre et avoir été obligé de solliciter son voisin pour l’aider et le sustenter, en s’engageant à lui fournir son travail futur en échange. Mais ce que le lecteur doit noter particulièrement, c’est ce fait, habituel dans un grand nombre de cas de ce genre : l’instauration de la richesse mercantile, qui consiste en un droit sur le labeur d’autrui, implique une réduction politique de la richesse réelle consistant en possessions concrètes.

Prenons un autre exemple, correspondant mieux au cours ordinaire des affaires commerciales. Imaginons que trois hommes, et non deux, formaient la petite république isolée et se soient vus obligés de se séparer, afin de cultiver des parcelles différentes à quelque distance les unes des autres sur le rivage ; chaque domaine fournit un type précis de produit, et chacun a plus ou moins besoin de ceux cultivés sur l’autre. Imaginons que le troisième homme, afin de leur faire gagner du temps à tous trois, se consacre seulement à superviser le transport des marchandises d’une ferme à l’autre ; à condition de recevoir une part suffisamment rémunératrice de chaque transport, ou de quelque autre fourniture reçue en échange.

Si ce transporteur ou courrier apporte toujours à chaque domaine, depuis l’autre, ce qui lui est le plus nécessaire au bon moment, les activités des deux agriculteurs prospèreront et la petite communauté connaîtra le résultat le plus important possible en produits ou en richesse. Mais imaginons qu’aucun rapport ne soit possible entre les cultivateurs sinon par l’intermédiaire ; et qu’au bout d’un moment celui-ci, informé du devenir de chaque agriculture, garde par devers lui les articles qui lui ont été confiés jusqu’à ce qu’on en ait un besoin criant, d’un côté ou de l’autre, et qu’il exige alors en échange tout ce dont le fermier en difficulté peut se passer par ailleurs : on comprend aisément qu’en guettant intelligemment les occasions, il pourrait s’emparer licitement de la plus grande partie du superflu des deux propriétés et qu’enfin, lors d’une année de très grande épreuve ou pénurie, il pourrait acquérir les deux domaines en ne gardant dès lors les anciens propriétaires que comme ses fermiers ou ses domestiques.

Il s’agirait en l’occurrence d’un cas de richesse commerciale acquise conformément aux plus stricts principes de l’économie politique moderne. Mais plus visiblement encore que dans l’exemple précédent, il y est patent que la richesse de l’État, ou celle des trois hommes considérés comme une société, est moindre au total qu’elle ne l’aurait été si le marchand s’était contenté d’un plus juste profit. Les activités des deux agriculteurs ont été contraintes au maximum ; en outre, les restrictions permanentes des fournitures qui leur étaient nécessaires aux instants critiques, ainsi que la perte de courage résultant de la prolongation d’une lutte pour la simple survie, sans aucun sentiment de gain durable, ne peuvent qu’avoir sérieusement entamé les résultats effectifs de leur labeur ; et les réserves finalement accumulées dans les mains du marchand ne seront en aucune façon équivalente, en valeur, à celles qui auraient rempli tout à la fois les granges des fermiers et les siennes, si ses transactions avaient été honnêtes.

Extrait du deuxième essai "Les veines de la richesse d’Unto this Last (1862)(Au dernier comme au premier) (2013), intégralement publié sur ce site (2013). Tous droits réservés sur la traduction.

Notes

[1“cité-État” en Grèce ancienne (NdT)

[2Les querelles existant sur la véritable nature de l’argent résultent davantage de ce que les parties en litige examinent sa fonction de différents points de vue plutôt que d’une vraie divergence d’opinions. Tout argent, s’il est bien nommé, est une reconnaissance de dette ; mais en ce sens, on peut soit considérer qu’il représente le travail et la propriété du créancier ou l’oisiveté et l’indigence du débiteur. La complexité de la question s’est beaucoup accrue par suite de l’emploi (jusqu’ici nécessaire) des denrées commercialisables comme l’or, l’argent, le sel, les cauris etc, pour conférer une valeur ou une garantie intrinsèque à la monnaie d’échange ; mais la définition la plus définitive et la meilleure de l’argent, c’est qu’il est une promesse documentée, ratifiée et garantie par la nation pour fournir ou trouver une certaine quantité de travail sur demande. Le travail journalier d’un homme est un meilleur critère de valeur que la mesure de tout produit car aucun produit ne conserve jamais un taux régulier de production.(NdA)


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