Guillaume Villeneuve, traducteur
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La grange

samedi 21 juin 2014, par Guillaume Villeneuve


Mes progrès dans la compréhension et l’élocution de l’allemand avaient été ralentis les jours précédents par l’apparition d’un autre accent et d’un autre dialecte. Ces propos paysans étaient quasi incompréhensibles. Mais il y avait au moins une chose qui m’était étrangement familière. Ces grosses jointures de doigts, ces énormes mains calleuses encore à moitié fermées pour avoir serré tout le jour des charrues, des bêches et des serpettes, reposaient au milieu des oignons épluchés, des pichets ébréchés et d’une grosse miche de pain bis coupée en deux. La fumée avait noirci la soupière en terre cuite et la lumière tombait sur les anses d’étain en soulignant les visages ridés et les joues couleur de brique des jeunes géants aux chevelures de chanvre. Une petite vieille siégeait au bout de la table sous une coiffe plissée, les yeux à la fois brillants et timides dans leurs cavités osseuses ; une seule mèche grésillante donnait du relief à toutes ces mines étonnées. Le souper d’Emmaüs ? de Béthanie ? Et peint par qui ?

Éreintée par les travaux des champs, la famille se mit à s’étirer et quitta la table dès la fin du repas pour aller se coucher en traînant les sabots. Un petit-fils, s’excusant du manque de place à l’intérieur, prit la lanterne et me précéda dans la cour. Dans la grange, de l’autre côté, je discernai vaguement des herses, des charrues, des faux et des tamis puis, plus loin, attachées à la mangeoire qui courait sur toute la longueur du mur, des bêtes dont les cornes, les cils emmêlés et les yeux humides brillèrent à la lueur de la lanterne. La tête d’un cheval de trait, à la crinière pâle, qui dressa les oreilles et la queue à notre approche, touchait presque les poutres.

Une fois seul, je m’allongeai sur un lit de bottes de foin comme un croisé sur sa tombe, bien emmitouflé dans ma capote et mes couvertures, croisant les jambes encore serrées dans leurs bandes molletières et leurs godillots. Deux hiboux se faisaient entendre. Les odeurs mêlées de la neige, du bois, de la poussière, des betteraves fourragères et sucrières, du foin, de la bouse et de l’haleine des vaches étaient parfois enrichies d’une senteur forte d’ammoniaque produite par les jets puissants qui interrompaient le rythme régulier de la rumination et le choc des cornes. De temps en temps, des blocs de pierre et des chaînes étaient traînés sur le sol et je percevais un meuglement ou le bruit d’un énorme sabot tintant sur les pavés. J’étais ravi.

Au matin, les poutres étaient couvertes de glaçons.

Le temps des offrandes, Paris, 1991, revu et recueilli dans la trilogie complète du voyage à pied de Londres à Constantinople puis au Mont Athos, Dans la nuit et le vent, Nevicata, Bruxelles, 2014.


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