Guillaume Villeneuve, traducteur
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Le ciel avait changé

samedi 21 juin 2014, par Guillaume Villeneuve


Le ciel avait changé. Étincelant comme un losange de glaçons brisés, Orion avait régné sans conteste tout l’hiver. À présent, il était déjà très bas à l’ouest et entraînait un cortège de constellations dans son déclin, ayant lui-même perdu un peu de son scintillement hivernal. Son extrémité inférieure s’estompait dans la brume poussiéreuse qui surplombe l’horizon et les Pléïades ne tardèrent pas à suivre la célèbre constellation. Tous les arbres, les roseaux, les iris et le fleuve, ainsi que les collines de l’autre rive brillaient d’une lumière irréelle à la lueur des étoiles. L’agitation des poules d’eau, des foulques, des campagnols et des rats d’eaux qui nageaient la brasse entre les herbes se fit de moins en moins audible ; de demi-minute en demi-minute deux butors - l’un très proche, l’autre éloigné d’un mille peut-être - émettaient leur cri dans ce monde amphibie ; cri étouffé, d’une immense solitude, se détachant parfaitement au-dessus de la stridente mélopée croissante ou décroissante des grenouilles. Tout ce monde innombrable, disséminé sur des lieues, douait la nuit de fébrilité, d’expectative. Je planais sur l’un de ces enthousiasmes prolongés qui parsèment ce voyage comme des astérisques. Encore un peu, me disais-je, et je serais parti dans le ciel comme une fusée. Le sentiment d’avoir parcouru douze cents milles depuis Rotterdam me remplissait de la fierté légitime d’avoir accompli quelque chose. Mais pourquoi fallait-il que l’idée que ma situation présente était inconnue de tous engendrât un tel sentiment de triomphe, comme si je fuyais des chiens de chasse ou une meute de corybantes échevelés inclinant à l’écartèlement ? Car cette idée, en effet, m’emplissait toujours de joie.

La pâleur des constellations déclinantes ne résultait pas entièrement des vapeurs qui flottent sur l’horizon. Une pâleur concurrente montait de l’autre côté du ciel et fort rapidement. Derrière le papillotement des collines s’élevait la bordure d’un croissant de lune rouge sang. Il grandit jusqu’à atteindre son diamètre complet puis s’amenuisa : peu après, une énorme lune écarlate gravissait le ciel, passant à l’orange puis au jaune avant de se vider de toute couleur pour monter dans l’effulgence aérienne et arrogante de l’argent. Au cours de ma dernière heure de marche, le crépuscule et la pénombre avaient masqué l’attitude des collines. À présent, je voyais à la lueur de la lune qu’elles avaient reculé une fois encore et permis au Danube de s’étendre à son aise. Nous étions une semaine après l’équinoxe de printemps, à quelques heures de la pleine lune et comme c’est l’un des rares méandres où le fleuve coule plein est, la ligne du reflet lunaire se posait au milieu de l’eau, là où elle court le plus vite, frémissante et scintillante comme du mercure. Les écueils, les bancs de sable, les îlots et les bras morts jusqu’ici invisibles étaient découverts. Des étendues de fougère pesaient sur les deux rives et scintillaient comme des fragments de miroir là où ronces, laîches et arbrisseaux tapissaient la terre. Tout était changé. La lumière aux ombres minces jetait un charme métamorphique : roseaux et iris se transformaient en métal fin ; les feuilles de peupliers devenaient une manière de monnaie sans poids ; une légèreté de feuille d’aluminium avait envahi les bois. Ce rayonnement gelé trichait avec les niveaux et les distances et je fus bientôt cerné par un rêve sans contours, sans consistance, qui pâlissait de seconde en seconde. Tandis que la lumière cherchait de plus en plus de surfaces liquides où se mirer, le ciel, où la lune approchait du zénith, semblait à présent une étendue de poudre d’argent au grain d’une finesse indescriptible. Le silence transcendait les notes des butors et l’industrie des grenouilles.

Le temps des offrandes, Paris 1991, revu et recueilli dans la trilogie complète du voyage à pied de Londres à Constantinople puis au Mont Athos, Dans la nuit et le vent, Nevicata, Bruxelles 2014.


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