Guillaume Villeneuve, traducteur
Accueil > Extraits > XIXe siècle > John Ruskin > Le soir sur la campagne romaine

Le soir sur la campagne romaine

samedi 21 juin 2008, par Guillaume Villeneuve


Il n’y a peut-être pas de paysage plus impressionnant, sur cette Terre, que l’étendue solitaire de la campagne romaine sous la lumière du soir. Que le lecteur s’imagine un instant coupé des bruits et de l’agitation du monde vivant, et dépêché seul sur cette plaine sauvage et inculte. La terre cède et s’effrite sous son pas, quelle qu’en soit la légèreté, car la substance en est blanche, creuse, cariée, comme les épaves poudreuses des os humains. L’herbe longue et noueuse déferle et danse faiblement dans le vent du soir, et l’ombre mobile en tremble fièvreuse sur les rives ruinées qui se haussent vers le soleil. Les tertres de terre moisie soupirent autour de lui, comme si les morts en-dessous se rebellaient dans leur sommeil ; des blocs épars de pierre noire, cubiques, vestiges de puissants édifices, dont pas un n’est encore posé sur un autre, gisent sur eux pour les maintenir sous terre. Une brume terne, pourpre, vénéneuse s’étire horizontale sur le désert, voile les épaves spectrales des ruines massives, et sur leurs échancrures se fige la lumière rouge, comme un feu mourant sur des autels profanés. La crête bleue des Monts Albains se dresse contre un ciel vert, clair, pur. Des tours de guet de nuages sombres s’étagent, résolues, le long des promontoires des Apennins. De la plaine aux montagnes, les aqueducs brisés, d’une pile à l’autre, se perdent dans la nuit tels des troupes funèbres, ombreuses et innombrables, sorties de la tombe d’un peuple.

Extrait de Modern Painters, recueilli par Kenneth Clark, Ruskin Today, Londres, 1964, 1982. Tous droits réservés sur la traduction (2008).


Mentions légales | Crédits